Adriana Cristina Crolla, Universidad Nacional del Litoral, Argentine
Indiens, gringos et gauchos en terres d’autrui
En Argentine la
connaissance de « l’autre » américain et, notamment du processus de
contact/résistance/assimilation/survivance avec les ethnies produites par
métissage (le gaucho), et avec celles
qui, en grandes vagues, sont arrivées pour s’installer dans les terres de
l’intérieur habitées par l’indien, a été en grande mesure rendue invisible. Ou
la littérature l’a présentée sur des tons xénophobes.
L’Argentine postérieure à
la bataille de Caseros de 1852, qui met fin à la tyrannie nationaliste de Juan
Manuel de Rosas, disposée à amorcer la réorganisation de la république en
promulguant la Constitution Nationale dans la ville de Santa Fe, en 1853, éprouve
le besoin de s’ouvrir au monde et de commencer à « peupler le
désert », ainsi que le préconisent les stratèges Sarmiento et Alberdi.
D’Italie et d’Espagne, de Syrie et du Liban, d’Écosse et d’Irlande, de la
lointaine Pologne et à la Volga russe, du Valois, de Savoie et du Pays Basque,
arrivent les bras et le sang de ceux qui, nombreux et courageux, constitueront
« la levure de l’immense pain que l’Argentine répandra dans le monde
entier » (Carlino, 1976 : 14).
Éblouie par la propagande
d’entrepreneurs habiles et par une politique décidée à ouvrir les portes de
notre sol « à tous les hommes de bonne volonté qui voudraient
l’habiter » (préambule de la Constitution), une masse toujours plus grande
de déclassés arrive par vagues en ce monde austral, en quête de paix et de
prospérité. Surgit ainsi, notamment dans la plaine intérieure connue comme la Pampa Gringa, une épopée rurale qui
changera les modes de production locale et qui fera entrer l’Argentine dans
l’ère du progrès et de la production, forgeant le mythe national de fabuleux
« grenier du monde ».
Mais ce n’est pas un
désert que trouvent les arrivants : la pampa était un terrain fertile et
l’eau y abondait. Certes elle était vierge et sa potentialité productive
méconnue car ni l’indien ni le gaucho ne s’étaient consacrés à la cultiver. Mais
elle n’était pas non plus inhabitée. Les Indiens jouissaient du droit coutumier
de l’habiter et de la travailler.
Les communautés
aborigènes variaient en nombre et en bellicosité et lors du long processus de
la conquête espagnole depuis 1492, les Espagnols et leurs accompagnants n’ont
pas seulement provoqué des tueries mais ils ont aussi engendré de nouvelles
populations en se mélangeant, par force, affection ou besoin, avec les autochtones.
Cette irruption d’étrangers provenant d’Espagne et aussi d’Italie (Crolla,
2014), ainsi que le mélange complexe avec les ethnies locales, produisit ce que
l’on appela d’abord des « Mancebos
de tierra » : des Blancs nés en Amérique ou des métis reconnus comme
blancs car enfants de père espagnol et de mère indigène. Dans les castes
inférieures, le métissage fut à l’origine d’une race nouvelle, identifiée par
ses particularités anthropomorphiques et ses idiosyncrasies culturelles comme
« gaucho ».
Ce lent processus eut des
répercussions dont les Indiens furent les premières victimes. Si la Pampa
Gringa compta moins de « malones », d’épisodes de violence et de
soulèvements aborigènes, dans le territoire qui constitue aujourd’hui la
province de Buenos Aires, l’histoire fut différente. La politique de possession
de la terre et la protection des nouveaux établissements se traduisit par la
création et l’expansion de nombreuses lignes de forts.
Les forces politiques de
Buenos Aires ont signé des accords avec quelques tribus (comme celles des
caciques Catriel, Mariano Rosas ou Baigorrita), dans lesquels les Indiens
promettaient ne pas commettre de malones :
ni pillages ni vol de bétail (dérivant de leurs habitudes de chasse
ancestrales) ; et s’ils acceptaient de s’installer dans certaines zones prédéterminées,
on leur fournirait gratuitement aliments, vêtements, tabac et liqueurs. Le
général Roca soutenait que pour faire face à la situation séculaire du désert
et des Indiens, il fallait une offensive précise à partir de forts ambulants et
de stratégies semblables à celles des aborigènes. C’est ce qu’il fera dans une
campagne efficace et rapide entre 1879 et 1880, qui provoqua la dislocation
stratégique des Indiens en bouleversant leur dispositif belliqueux, en divisant
leurs forces, en mettant en péril leurs approvisionnements (basés sur le troc
bétail / armes), et en coupant la route de retrait par le port de Villa Rica
communiquant avec le Chili.
La conquête du désert
doit être étudiée dans ce contexte et dans le cadre de la construction de l’État-nation,
unifié sous une loi commune, un gouvernement et une continuité de territoire. C’est
pourquoi, au défi géopolitique et militaire, on ajouta le défi économique et
technologique, afin d’exploiter les ressources naturelles des terres conquises
et non cultivées. Le territoire ainsi « sécurisé » attira les
capitaux étrangers et consolida le statut international de l’Argentine comme
puissance de l’Amérique du Sud, en rendant possible la promotion de
l’immigration colonisatrice, l’essor de l’élevage et de l’agriculture, la
valorisation de la terre, un rapide développement des moyens de communication
et la formation de noyaux productifs liés entre eux.
L’intention de Roca
n’était ni la disparition physique ni l’extermination des Indiens. Mais avec ce
processus agressif de dislocation, la campagne militaire impacta
substantiellement la domination des populations indigènes et l´utilisation
d’une terre que leurs descendants s’emploient de reconquérir, comme ils luttent
pour la reconnaissance de leurs héros. Si le plan du gouvernement n’était ni d’abolir
le désert pour le peupler, ni d’exterminer l’Indien, la conquête de la terre
impliqua, à l’époque, son déplacement ou sa réimplantation au sein de la
« civilisation ».
C’est dans cette optique
que l’on doit interpréter l’excursion du général Lucio Mansilla en 1870 à la toldería des Ranqueles, pour convaincre le
cacique Mariano Rosas de signer un traité de paix. En fait, quoique le
gouvernement proposât d’acheter ces territoires, une Loi de 1867 avait déjà
ordonné le transfert des Indiens vers l’autre rive du rio Negro. L’incursion
militaire avait un but dilatoire sujet à controverses.
Mais le
contact avec les Ranqueles causa chez
l’écrivain une fascination qui ne le quitterait plus. En tant que politicien de
racine créole-européenne, il voyait comme un progrès l’avancée et l’occupation
des terres destinées à l’agriculture et à l’élevage. Député au Congrès de la
Nation, il dénia même aux Indiens, lors de la séance du 18 août 1885, la
condition de citoyens et la propriété de leurs terres, alléguant qu’ils les
vendraient pour « une bonbonne de vin ».
Néanmoins de ses écrits
émane une sensibilité humaniste et il parvient à transmettre avec lucidité les
caractères et comportements des Ranqueles et des captifs blancs qui les
accompagnaient. Mansilla décrit avec respect les caciques et leurs coutumes,
leur constitution familiale, leur langue, leur religion, leurs administration
et commerce. Et quoique, porté par les besoins stratégiques du moment, il ait
adhéré idéologiquement au génocide, il parvient à forger une nouvelle image des
Indiens en inversant la férocité et le mépris avec lesquels ils étaient
dépeints. Le livre de Mansilla les ennoblit, les décrit comme porteurs d’une
culture capable de donner des leçons précieuses à l’homme blanc. Dans le même
temps, il a changé l’image du gaucho, réputé jusque-là « bárbaro de la
montonera ». L’effet de son séjour de dix-huit jours chez les Ranqueles
aura été si fort que, vieillissant, Mansilla, qui habitait alors Paris, voulut
un jour montrer à un invité le poncho offert par l’épouse principale du
cacique ; en l’ouvrant, il découvrit qu’il avait été mangé par les mites
et s’effondra en pleurs.
Finisterre (2005), le roman de l’écrivain et essayiste María Rosa Lojo, se déroule en
ces mêmes espaces. Il y reprend et déplace le mythe de la « captive »,
en faisant l’hypothèse d’une rencontre interculturelle entre un « machi »
de la communauté ranquel et une captive hispano-irlandaise de Galice, qui assistera
le chaman dans ses pratiques médicales en devenant son disciple.
Au cours des années qu’il
passe à la toldería, Rosalind apprend
« l’autre » à travers les leçons du cacique Mira Más Lejos. Mais comme celui-ci l’explique avant de partir vers
la Patagonie en quête de cette paix que ni Indiens ni Blancs ne veulent
trouver, elle apprend surtout qui elle est et ce dont elle est capable. Avant
de rentrer dans son Europe natale, Rosalind contemple l’infinité de la pampa et
comprend que :
C’était lui le pays où les Gens de la Terre avaient vécu pendant des siècles et qu’on appelait désert, non parce qu’il était vide, ou parce que les chrétiens voulaient le considérer vide pour l’occuper sans remords, mais parce que rien ne semblait durer sur une superficie changeante, et les vies se défaisaient en des poignées de fils épars, emmêlés dans le vent, sans s’arrêter nulle part. (2005 :174[1]).
Terre confuse, convoitée
et perdue aussi par ceux qui orchestrèrent sa conquête pour atteindre leur
utopique « Ciudad de los Césares ».
Et pourtant, au crépuscule… on peut voir alors les heaumes inutiles et les épées rouillées, les pieds égarés dans le faux chemin de la Plata, les éperons « nazarenas » et les bottes de poulain, les fusils, les lances et les carabines, les couvertures avec des dessins du soleil et de la lune, les uniformes bleus et les ponchos rouges, les enfants et les mères de toutes les tueries célébrées sans pudeur, sous le soleil éclatant. (Idem).
Un peu plus au nord, dans
les plaines alluviales de la Pampa Gringa, ces conflits existent mais sont moins
virulents. Dans la province de Santa Fe, avant Esperanza, la première colonie
agricole fondée par des immigrés européens en 1856, eurent lieu une vague de répressions
contre les Indiens. Gaston Gori (1981) souligne celles coordonnées par les
gouvernements de Buenos Aires et de Córdoba. On installait des forts le long de
ce que l’on appelait « la frontière contre l’Indien », qui fut amené
à haïr l’homme blanc, incarné par les vicieuses actions des chefs des
frontières : ils le trompèrent, dépouillèrent les Indiens amis, plaçaient
femmes et enfants comme domestiques et les hommes dans les établissements
agricoles ou les recrutaient pour servir dans l’armée. Les désertions étaient
fréquentes parmi ces Indiens « montaraces » (plus sauvages), dont les
noms avaient été christianisés par les religieux au nom de la civilisation,
certains missionnaires plaidant néanmoins en leur faveur auprès des autorités.
Au cours de la deuxième
décennie du XIXe siècle, le brigadier López voulut les regrouper
dans des colonies. En 1824 le cacique abipon Fabricio Rios demanda à López sa
protection, pour échapper à l’accord négocié entre d’autres caciques et le
capitaine de la Province de Corrientes, Salinas. López transféra, en 1826, plus
de cinq cents Indiens à San Jerónimo del Sauce ; il leur distribua des
terres dont les titres ne furent par la suite pas respectés. Plus tard, le
Général Echague choisit d’attirer les Indiens par des dons et des
démonstrations d’amitié ; et, à l’aube d’une nouvelle étape politique et
économique du pays, le Gouverneur Crespo, responsable des premières actions
colonisatrices, aida les indiens soumis (Gori : 19-20). Lorsqu’on fonda
Esperanza, la férocité et la crainte des malones
n’était plutôt qu’une triste légende. La présence de l’Indien n’empêcha ni les
installations ni les travaux agricoles, les actions criminelles des Indiens
étant de rares homicides et du vol de bétail. Deux types de populations se
mêlaient constamment : les Indiens soumis et ceux conservant leur
indépendance, appelés « montaraces », qui habitaient en grand nombre
à de grandes distances, au nord de la province, et ne descendaient jamais en malones contre les colonies. Celles-ci
se multiplièrent par centaines en peu de temps. Les Mocovies, Abipones et Tobas
(qui habitaient surtout au nord du Chaco) perdurèrent et, malgré le métissage
avec les créoles, persistent aujourd’hui au sein de communautés identifiables.
On dispose sur cette
période des témoignages d’une voyageuse qualifiée, la femme de l’entrepreneur
suisse Carlos Beck qui a fondé les villes de San Jerónimo et de San Carlos
(deuxième et troisième colonies). Lina Beck Bernard (Bitscwiller, Alsace, 1824 – Lausanne, Suisse,
1888) vécut à Santa Fe et
parcourut la région pendant les cinq années de son séjour en Argentine. Dès son
retour en Suisse, elle partage ses expériences dans Le Rio-Paraná.
Cinq années de séjour dans la République Argentine (1857-1862), publiés à Paris en 1864. Et en 1872, paraissent
sous le titre Fleurs des pampas, trois courts romans : Telma, Frère Antonio et L´Estancia
de Santa Rosa.
Frère Antonio met en scène un jeune franciscain, qui parcourt de vastes territoires, de
son couvent de San Lorenzo au Chaco, pour des missions évangélisatrices.
L’auteure décrit la vie des Indiens et loue l’organisation de ces centres
d’évangélisation. Frère Antonio est envoyé à la mission de Toba, en guerre
contre les Mocovies ; il y officie comme infirmier et aide les Indiens à
mourir en chrétiens. La maîtrise de l’écrivaine se révèle dans sa profonde
humanité et son regard critique sur le phénomène civilisateur, en plein essor
dans la Pampa Gringa ; elle admire la nature non contaminée qui sera
nécessairement transformée. Dans le roman cohabitent l’exaltation de ce qui est
européen, porteur de « civilisation » et de progrès, et des notes pittoresques
sur la sauvagerie de l’Indien et du gaucho, comme c’était fréquent dans la
littérature du siècle.
Il est bien connu que, dans les grands centres du commerce et de l’industrie, le progrès n’a d’autre antagonisme que la paresseuse indifférence des races créoles. Dans les provinces du centre, au fur et à mesure que l’on approche des déserts du Chaco, la civilisation butte contre l’élément indien, personnifié de façon sobre et inatteignable, et aussi bien l’homme de la tribu, enfant du désert, que le centaure moderne armé de sa lance et de sa fronde, le gaucho qui habite au milieu de vastes pampas, loin de toute irradiation intelligente, tous les deux vénèrent la passivité. Ce n’est pas que ce dernier ait abdiqué de toutes les austères vertus castillanes ; il est l’esclave de sa parole, hospitalier, généreux ; mais le sang qui coule dans ses veines est le sang de ses aïeux, les arrogants andalous… Entre ces races libres et les propriétaires d’immenses troupeaux installés dans les pampas, il existe une rare solidarité d’instincts, de coutumes et de passions à la fois féroces et généreuses. Les uns et les autres s’accordent admirablement à refuser la civilisation, qu’ils considèrent un attentat à leur liberté. (Lina Beck Bernard, 1990, 35-36).
Et, comme souvent, son
regard « étranger », fort d’une passion authentique pour ces
nouvelles terres et de sa précision de chroniqueuse, fournit, dans le chapitre
« Les indiens du Chaco et les missions franciscaines », la plus
complète et la meilleure description des tribus de ces régions. S’y mêlent étrangeté
et rejet, soumis au prisme d’une objectivité aiguë. Sa source, comme l’indiquent
les notes, semble être le récit du père franciscain Constancio Ferrero y
Cavour, né à Nice, dont l’écrivaine relate les missions et les démarches auprès
des autorités civiles pour aider les Indiens à s ‘établir et à cultiver la
terre.
Outre ce document, elle tire
sans aucun doute des données de sa propre observation, afin d’élaborer une
synthèse comparée aussi précise que possible des différentes idiosyncrasies et
pratiques culturelles des Pampas, Tobas, Mocovies et Abipones. Elle va jusqu’à
transcrire (avec des suggestions phonétiques élémentaires) les mots les plus communs
du vocabulaire abipón et mocovi. Si elle commence en décrivant négativement les
Indiens qu’elle peut observer du balcon de sa maison de Santa Fe — lors d’un
défilé militaire de cavaliers, elle compare les rangs qu’ils forment aux hordes
barbares qui envahirent l’Europe —, elle conclut en leur reconnaissant des
valeurs que peu d’historiens locaux ont eu le souci de mettre en relief :
Les Mocovies, s’ils peuvent être considérés comme des barbares, ne sont pas en réalité des sauvages car, même si la vie qu’ils mènent consiste en une fuite continuelle vers le désert en volant et pillant, en guerres contre les créoles et les Tobas, il est vrai aussi qu’ils ne sont pas inaccessibles à des sentiments d’affection et humanitaires (109) … Ils pratiquent une hospitalité illimitée et quiconque se présente à leur campement en demandant asile peut être assuré d’être reçu avec une grande sollicitude… Les captifs créoles adultes sont exécutés sans exception et les enfants toujours conduits au désert, quoique ceux-ci ne soient pas maltraités ; lorsqu’ils sont en âge de se marier, ils sont déclarés libres, mais ils restent presque toujours dans le Chaco, qui est pour eux une deuxième patrie, car ils ont adopté la vie et les habitudes des Indiens. (191)
L’écrivain et journaliste
italien Edmondo de Amicis, dans son livre In
America, met lui aussi en avant la force du gaucho, son arrogance et son habileté à dresser
de chevaux, le reconnaissant comme un Centaure libre et maître de la terre.
Mais la réalité est toute autre. Lorsque les immigrés arrivent, il existe un modus vivendi que Sarmiento a appelé
« la civilisation du cuir et l’aristocratie de la bouse ». Un mal
dont souffrait le pays (et qui perdure encore malheureusement de nos jours), où
convergeaient l’incompétence du gouvernement, l’immoralité politique et son
éternel lot de prébendes et de favoritismes, une société dont le pouvoir s’organisait
autour des luttes intestines et d’intérêts mesquins, plus disposée à ouvrir ses
portes à l’avidité étrangère qu’à la protection de ses propres intérêts et de ceux
de ses compatriotes. L’élite
latifundiaire, constituée à l’aube de la conquête, entretenait ce sentiment de
supériorité hérité des hidalgos, ancrée dans son mépris du travail, dans la
fainéantise, l’oisiveté et le gaspillage d’une richesse inépuisable grâce à son
capital bovin et à une terre improductive, abandonnée à la production spontanée
de l’aliment pour le bétail.
Des
décennies de querelles, de luttes intestines et une tendance naturelle à
l’oisiveté et à l’imprévision, avaient mené à ignorer le droit de propriété foncière,
tant chez les riches (qui offraient à leurs subordonnés et leurs troupes ce
qu’ils confisquaient par la force des armes et du pillage, sous couvert d’une
légalité taillée à leur mesure), que chez les pauvres qui peuplaient ces
solitudes. Avec l’arrière-goût du plus corrompu des féodalismes, la vassalité à
laquelle ces grands seigneurs autochtones soumettaient leurs gauchos, était
fondée non sur le contrat honorable des hiérarchies mais sur les sympathies ou
intérêts que leur autorité ou leur influence leur conférait.
C’est
ainsi que le gaucho, habitant séculaire de ce terrain non civilisé (mais habité
par les Indiens), abandonné à son sort ou fustigé par la domination d’un
pouvoir parfois invisible, toujours despotique et efficace dans la
détermination de sa destinée tragique, s’accoutuma lui aussi à errer sur ces énormes
étendues, sans n’avoir d’autre ambition qu’une cabane sommaire pour abri, disposant
à foison d’animaux prêts à être abattus et dépecés dès que la faim le prenait. Une
ressource comestible utilisée à 80 % : outre l’élément vital, elle
lui procurait le cuir, de quoi fabriquer portes, fenêtres, meubles, coffres et
ornements de cabane, outils de travail, sacs à grain, et même ses
divertissements. Son luxe le plus précieux : les harnachements et parures du
cheval.
Bien
avant que le pays n’ouvre ses portes à l’étranger, la destinée du gaucho était ainsi
scellée. Sarmiento et Rivadavia avaient prôné le besoin d’en finir avec la
barbarie qu’il représentait, un travail accompli en grande partie par
l’immigration européenne qui lui impose des habitudes de travail et de
discipline militaire. En même temps, l’État et la classe dirigeante collaborèrent
à cette réduction par trois autres facteurs : le chemin de fer,
l’expropriation du territoire des Indiens et l’établissement des immigrés. Les
retombées en furent la redistribution de la terre, la parcellisation et la
démarcation de la propriété privée, ainsi que l’organisation d’une armée
professionnelle qui recruta compulsivement le gaucho, le contrôla, l’accultura
et l’annihila, en le transformant en chair à canon dans les guerres intérieures
et extérieures de disputes de frontières.
Le
pauvre paysan ne put voir que c’était son manque de liberté et l’ignorance qui
le soumettaient et le laissaient dans cette position d’arriéré. Les conditions
historiques placent donc les arrivants en antagonisme avec les indigènes, autour
de deux conceptions de vie opposées : la culture du Dieu pourvoyeur et de
la paresse face à celle du travail, de la prévision, de l’effort quotidien et
partagé.
Tous
deux, le gaucho comme produit de son époque et de son ignorance, et le gringo par
sa propre étrangeté, furent les victimes de l’idéologie en vigueur sans pouvoir
établir des liens de solidarité et unir leurs forces contre un statut quo imposé au pays par Buenos
Aires. Si, pour le gringo, la possession de la terre et le travail
constituaient non seulement la base de sa richesse, mais le sens même de la vie
et de son destin identitaire, pour le créole aisé ou soumis (le gaucho), la
culture imposée pendant des siècles de domination féodale de fond espagnol a
fait du travail une industrie vile réservée au bas peuple. Même le gaucho,
qu’il possédât un lopin de terre et un petit troupeau, ou qu’il travaillât pour
les « estancieros », considérait comme inférieur le travail de la
terre, et par conséquent inférieur celui qui le réalisait, le gringo.
Au
début du XXe siècle, le gringo devient définitivement propriétaire
et le gaucho, ancien centaure et seigneur des pampas, son ouvrier agricole. Si persistent
certaines manifestations de lutte raciale, c’est maintenant le gringo blond qui
impose ses conditions et refuse d’être confondu avec les autochtones qu’il
qualifie de negros indolents et
parasites.
Tandis
que la saynète et le théâtre créole, qui naît et se développe à Buenos Aires en
ces années-là, s’emploient à montrer les transformations sociales et l’impact
migratoire sur la grande ville, sur un mode négatif et conflictuel, Florencio
Sanchez présente en 1904, à Rosario, le drame rural La Gringa, qui avance
une interprétation différente du phénomène colonisateur.
Il
est intéressant d’y voir les effets positifs que l’imaginaire collectif a
construits sur la représentation du gringo. Le succès de la politique
colonisatrice et son accession à la propriété foncière l’amène à accepter la
désignation de « gringo ». En ce sens, La Gringa est la première œuvre dramatique qui formule un message
de résolution des contradictions et oppositions sur la base de la fusion et de l’intégration.
Don Nicola et María, couple de
gringos enrichis, propriétaires d’une importante quantité de terres, ont prêté
de l’argent au gaucho Cantalicio qui, par incapacité, jeu et fainéantise (c’est
du moins l’opinion du gringo) ne peut rembourser le prêt : il perd sa
cabane et sa terre, qu’il considère comme siens en vertu d’un droit historique.
Les enfants de chacun, Próspero pour le gaucho et Victoria pour le gringo, tombent
amoureux. Les ouvriers agricoles gauchos voient le gringo comme quelqu’un de
cruel avec sa propre descendance car il les soumet à de dures conditions de
travail. Et Nicola, le gringo, refuse de son côté le gaucho et se met en colère
dès qu’il apprend les prétentions de Próspero.
Mais celui-ci qui a
quitté son monde pour travailler avec les gringos a acquis de l’expérience et comprend
la nécessité du changement et qu’on a besoin de peu pour engendrer une
« bonne race » dans cette Argentine nouvelle. Maillon reliant les
deux cultures, et message de la pièce. Le mariage de la gringa blonde et du noir créole symbolise chromatiquement la
génération d’une nouvelle société territoriale fondée sur la fusion et
l’entente raciale.
Traduction : Silvia Zenarruza de Clément
Bibliographie
Beck-Bernard, Lina (2001), El Río Paraná. Cinco años en la
confederación Argentina (1857-1862), trad. José Luis Busaniche, Buenos
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Bignon y Mariti Yost, Santa Fe, Universidad Nacional del Litoral.
Carlino, Carlos (1976) Gauchos y gringos en la tierra ajena,
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De Amicis, Edmondo (1993), In America, Italie, Monteleone.
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