lundi 5 juin 2017

Joëlle Bonnevin – Savoirs des Ojibwé et savoirs des Euro-Américains dans Four Souls de Louise Erdrich

Joëlle Bonnevin, Université de La Rochelle, CRHIA


Savoirs des Ojibwé et savoirs des Euro-Américains dans Four Souls de Louise Erdrich




   L’intrigue de Four Souls se déroule au début du XXe siècle, probablement entre 1919 et 1933, à Minneapolis et dans une réserve ojibwé imaginaire au nord-ouest de Minneapolis.


Introduction


   Fleur Pillager, la jeune Ojibwé héroïne de Four Souls, veut tuer John James Mauser, magnat euro-américain de l'industrie forestière, qui l'a dépossédée de sa terre. Quand elle entre à son service, il est gravement malade, mais elle tient à le guérir avant de le tuer, seule façon honorable pour elle d’assouvir sa vengeance. Au moment où elle s’apprête à lui trancher la gorge, il lui propose de l'épouser, elle pourra ainsi récupérer sa terre. De leur union naît un enfant handicapé mental, qui pourtant jouera un rôle essentiel dans le dénouement de l'intrigue.
   Ce roman de Louise Erdrich, romancière américaine d’origine ojibwé par sa mère et allemande par son père, est centré sur la question des savoirs. Je prends « savoir » dans tous les sens usuels du terme, aussi bien « savoir-faire », que « compétence», « aptitude», « connaissance » ou même « ensemble cohérent de connaissances acquises au contact de la réalité ou par l’étude[1] », et pars de l’hypothèse que toutes ces formes de savoir sont susceptibles de procurer du pouvoir. Je commencerai par examiner la représentation des savoirs des Ojibwé tels qu’ils se dessinent à travers le personnage de Fleur. Je montrerai que les savoirs de Fleur comprennent certes ceux que l’on attribue généralement aux Amérindiens, liés à la connaissance des plantes et à la capacité de soigner, mais aussi certains de ceux que l’on associe d’ordinaire aux Euro-Américains, et enfin ce que Gerald Vizenor, écrivain anishinaabe[2], appelle « tragic wisdom[3] », la sagesse issue d’une histoire tragique, qui résulte entre autres de la connaissance que le colonisé a de ce que le colonisateur croit savoir sur lui, notamment par le biais de stéréotypes. Je m’intéresserai ensuite à la représentation des savoirs des Euro-Américains, notamment les savoirs médicaux et les savoirs que des personnages comme Mauser pensent détenir sur les Ojibwé. Enfin, j’explorerai la piste proposée par le roman pour inviter le lecteur à se défaire de ses préjugés et parvenir à une meilleure connaissance de « l’Autre ».


Savoir des Ojibwé


   Au début du roman, avant son arrivée chez Mauser, pour se nourrir, Fleur cueille des plantes comestibles, chasse et dépèce des animaux — un rat musqué, une poule d’eau et même un chien. Sa robustesse et son adresse lui permettent de tirer sur de longues distances un chariot contenant ses quelques possessions. Elle a un très bon sens de l’orientation et se fraye un chemin à travers bois et champs jusqu’à ce qu’elle atteigne les rails du chemin de fer qui mènent à Minneapolis. Pour ménager ses forces, elle cloue des plaques en étain sur les roues de son chariot afin de le faire rouler sur les rails, faisant ainsi preuve d’ingéniosité technique. Elle possède donc de nombreux savoirs essentiels à sa survie pendant son long périple.
   Certains de ses savoirs sont plus mystérieux. Elle prend par exemple le nom secret de sa mère « Four Souls[4] » avant d’arriver à Minneapolis, sachant qu’elle va avoir besoin de ce nom pour survivre aux épreuves qui l’attendent dans la demeure de Mauser[5] ; elle entonne la chanson de sa mère jusqu’à ce que les esprits de ses ancêtres l’entourent et qu’elle reprenne des forces (3).
   Fleur, qui descend d’une longue lignée de guérisseuses et dont la grand-mère a effectué des guérisons spectaculaires[6], entreprend de soigner Mauser. Depuis son retour de la Première Guerre mondiale, il est paralysé par un mal étrange et lorsqu’il a une crise, Polly Elizabeth Gheen, sa belle-sœur, n’a qu’une idée en tête, l’immobiliser (22). Fleur cherche au contraire à le remettre sur pied et elle y parvient. Elle semble donc détenir certains des savoirs ancestraux des membres de la Midéwiwin, Grande Société de Médecine des Ojibwé. Elle connaît notamment des remèdes traditionnels à base de plantes, qui se révèlent efficaces. De plus, la mise en mouvement du maître des lieux s’effectue tant sur le plan physique que sur le plan métaphysique. En effet, Mauser évolue au contact de Fleur, comme en témoignent son intérêt soudain pour la religion catholique et sa prise de conscience de ses méfaits passés. Alors que le regard colonial présente les colonisés comme immobiles et les colons comme dynamiques, et attribue « à cette deuxième identité l’exclusivité de la mise en mouvement[7] », Four Souls met en scène un renversement de ce schéma, qui redonne du pouvoir aux Amérindiens.
   Les facultés d’adaptation de Fleur sont remarquables. Elle devient très rapidement une blanchisseuse hors pair. Plus surprenant, alors qu’elle arrive à pied chez Mauser, enveloppée d’une couverture en guise de châle, un an plus tard, après avoir épousé le maître des lieux, elle s’habille à l’Européenne, fréquente la haute société de Minneapolis et conduit une voiture de luxe. Elle semble complètement à l’aise dans ce monde-là, même si elle choisira finalement de l’abandonner pour retourner vivre sur sa terre. Elle réussit donc à s’adapter à ce nouveau mode de vie fort différent du sien et à acquérir les savoir-faire des Euro-Américains qui l’entourent, qui plus est en un temps record et avec une facilité déconcertante, sans besoin apparent d’un quelconque apprentissage.
   Selon Polly, Fleur est « a talented mimic[8] » (87), ce qui fait immédiatement penser au concept de « mimicry[9] » forgé par Homi Bhabha, le critique post-colonial, qui décrit la faculté d’imitation du colonisateur par le colonisé, aptitude qui rend l’imitateur menaçant aux yeux du colonisateur[10]. Au début du roman, Fleur est décrite comme « [a] deep black figure[11] » (12), vers la fin, elle porte constamment un costume blanc et semble vivre dans sa belle voiture blanche ; elle est donc étroitement associée à des couleurs hautement symboliques, et passe aisément du noir au blanc. Contrairement à ce que le lecteur pourrait peut-être penser à la lecture de Tracks, le roman d’Erdrich dont l’intrigue s’arrête là où commence celle de Four Souls, et dans lequel les savoirs de Fleur sont essentiellement des savoirs « traditionnels » tels que la chasse et la pêche, Fleur n’est pas un personnage figé. Au contraire, elle change énormément, notamment en diversifiant ses savoirs. Elle est capable de vivre à la croisée de deux mondes de cultures différentes. En cela, elle évoque le « trickster » de la tradition orale ojibwé, qui symboliquement se trouve souvent à un carrefour.
   Fleur détient un troisième type de savoir, la « sagesse tragique » acquise par les colonisés au contact des colonisateurs, qui lui permet de transformer quelque chose de dommageable pour les peuples autochtones, en particulier la vision déformée que le colonisateur a du colonisé, en quelque chose de bénéfique pour elle et les siens. Elle utilise à ses fins sa connaissance de l’image stéréotypée que de nombreux Euro-Américains du début du XXe siècle avaient des Amérindiennes, qu’ils percevaient comme des « squaws », des femmes démunies tant sur le plan matériel qu’intellectuel, et juste capables de leur servir de domestiques ou d’objets sexuels.
   Ce savoir lui confère sur les membres de la société dominante un pouvoir qui se manifeste dès son recrutement. Elle réussit en effet à refuser de faire ce que Polly Elizabeth Gheen, qui vient de la recruter, lui demande. Polly tient absolument à ce que Fleur l’appelle « Miss Gheen » et non Elizabeth. Ignorant les capacités langagières et intellectuelles de sa nouvelle blanchisseuse, Polly pense qu’elle est stupide et inoffensive (13). Au lieu de s’adresser à elle avec des phrases complètes, Polly se montre du doigt et se tape sur la poitrine en lui disant succinctement « Miss Gheen, not Elizabeth » (14), comme si elle s’adressait à une demeurée. Feignant de ne pas comprendre, Fleur la nomme « Not Elizabeth », ce qui est un moyen de quand même l’appeler Elizabeth, tout en lui attribuant une sorte d’identité négative. Ce n’est plus le colonisateur, mais le colonisé qui s’arroge le droit de renommer ceux qu’il rencontre. De plus, au fil du roman, leur position sociale finit par s’inverser. Au début, Fleur est l’employée, à la fin, c’est elle la maîtresse de maison, alors que Polly s’est mise à son service. Four Souls questionne les relations binaires — blanc/noir, colonisateur/colonisé, maître/serviteur — et bouscule les hiérarchies établies.
   Dans une partie de poker mémorable avec Jewett Parker Tatro, ancien agent chargé des Indiens et nouveau propriétaire de la terre de Fleur, celle-ci retourne la situation à son avantage en s’appuyant cette fois sur le stéréotype de « l’Indien ivrogne ». En effet, elle se conduit de façon à faire croire à Tatro, qui convoite sa belle voiture, qu’il a affaire à une ivrogne incapable de jouer. Tatro accepte de mettre le titre de propriété de sa terre en jeu lorsque Fleur laisse la place à son fils, à qui elle a enseigné l’art des cartes mais dont personne ne se méfie car il paraît débile, et l’enfant remporte brillamment la mise[12]. Déjà dans Tracks, cette aptitude à jouer aux cartes et à cacher son jeu avait permis à Fleur de battre des Euro-Américains[13] et de gagner ainsi la somme nécessaire pour payer ses impôts et conserver sa parcelle de terre. La dissimulation est présentée dans ces romans comme une forme de résistance légitime à laquelle le colonisé a recours pour se défendre face au colonisateur.


Savoirs des Euro-Américains


   Dans Four Souls, les Américains d’origine européenne, tels Tatro et Mauser, savent utiliser le droit américain pour s’enrichir et devenir « légalement » propriétaires des terres des autochtones. Ainsi Tatro reçoit une commission pour avoir découvert que, suite à une nouvelle décision du gouvernement, la terre de Fleur, qui n’a pas pu payer ses impôts, peut être saisie (6) ; il profite ensuite d’un vide juridique pour acheter cette terre, qui aurait dû rester sous contrôle tribal (187-188). Quant à Mauser, il a bâti sa fortune en épousant de jeunes Ojibwé à peine sorties de l’internat afin d’avoir le « droit » d’exploiter les ressources forestières des parcelles dont elles avaient hérité suite au morcellement des terres indiennes[14] (23). Le roman dénonce clairement les lois et le système juridique qui permettent de tels agissements, et présente de façon négative ceux qui savent en tirer profit.
   Les Euro-Américains détenteurs de savoirs médicaux ne sont pas présentés sous un jour plus favorable[15]. Ainsi, le médecin qui soigne Fleur pendant sa grossesse revendique le fait de ne pas traiter les domestiques ou les Indiens (65) ; il se considère donc comme supérieur et semble clairement raciste. Pour éviter à Fleur un accouchement prématuré, il ordonne à Polly de continuer le traitement qu’elle a trouvé dans ses « eugenic hygiene books » (63), des guides des bonnes pratiques en matière d’hygiène et de santé. Le « remède », qui consiste à lui faire ingurgiter du whisky, a pour conséquence de rendre la jeune Ojibwé dépendante à l’alcool, et manque de la conduire à sa perte. La présence de l’adjectif « eugenic[16] » jette un doute sur la finalité des pratiques décrites dans ces guides.
   Ce traitement, prescrit à une femme enceinte, est nocif non seulement pour la mère, mais également sans doute pour le fœtus. De plus, lorsque l’enfant naît, Polly lui fait boire un peu de whisky pour le calmer, dose qui s’ajoute à celle qu’il boit par le biais du lait maternel. L’enfant n’arrive pas à parler, manque d’entrain, reste des heures à ne rien faire ou à se balancer, le regard vide, et a une dépendance au sucre. Mauser fait examiner son fils par plusieurs médecins, qui dans un premier temps affirment que l’enfant est normal et même en avance. Polly suppose qu’ils ne veulent pas contrarier Mauser, qui fait partie du conseil d’administration de l’hôpital, détail qui fait d’eux des flagorneurs. Ils finissent néanmoins par déclarer l’enfant « a hopeless idiot[17] » (89), diagnostic qui sera démenti par la suite des événements.
   Les médecins qui avaient prescrit de l’opium à Mauser ont échoué et sont peut-être même à l’origine de l’aggravation du mal. Les soins prodigués visaient à l’anesthésier et finalement à le rendre statique. Après que Fleur l’a remis sur pied, Mauser fait venir de Chicago un spécialiste renommé. Le docteur Fulmer croit d’abord que son patient est atteint d’une gonorrhée. Il interroge Placide, la femme de Mauser, sur la sexualité du couple. Il apprend que la jeune épouse avait convaincu son mari de devenir adepte de la « Karezza », pratique sexuelle décrite dans le livre du docteur Alice B. Stockham[18] et qui vise à éviter l’orgasme avec éjaculation. Dans Four Souls, ce savoir est présenté de façon négative car il est lié à l’absence de désir d’enfant et de prise en compte des besoins du corps. Le traitement que le spécialiste propose à Mauser, des sangsues pour évacuer le sperme qui serait monté au cerveau faute de rapports sexuels aboutissant à une éjaculation (39-40), n’est d’aucune efficacité. Le simple régime alimentaire préconisé par le médecin qui avait diagnostiqué une gonorrhée s’était avéré tout aussi inopérant. Pour le problème de chordée dont Mauser était supposé souffrir, il lui avait été prescrit en vain de placer son postérieur sur un mur froid et de tremper longuement son pénis dans une cuvette d’eau chaude (39). Le discours médical est pompeux et émaillé de mots savants tels que « locomotor ataxia », « melancholic neuralgia » et « male chlorosis » (39[19]) ; les traitements proposés peuvent finalement paraître aussi étranges que les pratiques ancestrales de la grand-mère de Fleur[20], mais contrairement à ces médecines traditionnelles, ils s’avèrent inefficaces, voire dangereux.
   Placide et Polly sont allées à l’École de Miss Hammond, où elles ont appris les bonnes manières et la façon de diriger les domestiques, mais ce savoir s’avère incomplet et donc inutile car il ne permet pas de faire face à toutes les situations potentiellement conflictuelles avec le personnel. Peu après avoir recruté Fleur, Polly ne sait pas comment réagir devant le regard noir qu’elle lui jette. Elle a l’impression d’être observée par un prédateur en cage (15). Ce n’est plus le colonisateur qui jauge le colonisé mais le colonisé, bien qu’encore enfermé, qui évalue le colonisateur.
   Si Fleur connaît plutôt bien les Euro-Américains, qu’elle a beaucoup observés, le contraire est loin d’être aussi vrai. Mauser, qui a été en contact avec des Ojibwé, connaît un peu leur langue ancestrale (23) et a une meilleure opinion que Polly de leurs capacités intellectuelles (15). Il ne peut pourtant pas s’empêcher de juger Fleur et les siens à travers le prisme des stéréotypes habituels sur les Amérindiens. Seuls les guerriers d’autrefois, les « nobles sauvages », trouvent grâce à ses yeux. Il décrit les Ojibwé contemporains comme des êtres déchus et dépravés, en quelque sorte des « sauvages ignobles », ce qui justifie qu’il ne leur rende pas leurs terres (127). Selon lui, l’alcool est pour eux un véritable poison, à l’origine de tous leurs maux, notamment la perte de leurs terres, et leur disparition est inéluctable : « They can’t help it. One taste, one teaspoon of it, and they’re utterly doomed[21] » (128). La première phrase citée semble excuser les Amérindiens, mais en fait les dépeint comme impuissants face à ce qui leur arrive, et les prive donc de pouvoir. Notons le caractère dramatique et hyberbolique de la seconde, qui les présente comme des êtres éminemment vulnérables et voués à devenir dépendants dès la première goutte d’alcool. En raison d’une prédisposition génétique à l’alcoolisme qui les distinguerait, les Amérindiens seraient incapables de boire comme les autres êtres humains, idée qui, selon Gerald Vizenor, est tout simplement raciste[22]. Cette supposée vulnérabilité à l’alcool est l’une des caractéristiques du stéréotype de « l’Indien ivrogne », certainement l'un des avatars d’un autre stéréotype courant sur les Amérindiens, celui du « sauvage ignoble ». En tant que tel, l’Indien mérite soit d’être détruit soit de se détruire lui-même. « L’Indien ivrogne » est donc également lié au stéréotype de « l’Indien en voie de disparition ».
   Or rien ne suggère que Fleur aurait une prédisposition à l’alcool. Au début du roman, elle n’a visiblement pas l’habitude d’en boire, puisqu’elle a du mal à avaler le whisky qu’on lui administre (65). C’est bien parce qu’on lui en donne très régulièrement qu’elle finit par s’y habituer et devenir dépendante. De plus, même s’il affirme que les Indiens, comme Fleur, sont par nature des ivrognes voués à disparaître, Mauser, qui a fait fortune en exploitant de jeunes femmes ojibwé, est présenté de façon très négative ; ses propos ne sont donc pas crédibles et viennent saper les stéréotypes habituels sur les Indiens. Les savoirs de Mauser sur les Ojibwé sont présentés comme erronés.


Les conditions d’une meilleure connaissance de « l’Autre »


   L’évolution radicale du regard que Polly porte sur Fleur peut être considérée comme une piste vers une meilleure connaissance de « l’Autre ». Au début du roman, ce personnage d’origine européenne a une vision très stéréotypée et négative des Amérindiens, qui se manifeste dès sa rencontre avec Fleur, qu’elle traite de « sauvage » (19) et de « squaw » (60). Pendant la construction de la demeure de Mauser, elle ne s’était attendrie que sur le sort des chevaux qui transportaient les matériaux ; après avoir écouté la version des faits qu’en donne Fleur, elle comprend désormais quel prix, Fleur et les siens, ont payé pour la construction de cet édifice (67). Au fil du temps, elle passe d’une attitude condescendante et raciste envers Fleur, à des relations d’égale à égale, et voit désormais en elle quelqu’un qu’elle finit par aimer comme une sœur :
It occurred to me to imagine her as a person—as a woman with family and feelings for them such as my own. I began to wonder who they were, where she was from in actual truth and not the land of my misperceptions[23]. (67)
   Ainsi, l’impossibilité pour des Euro-Américains de comprendre des Amérindiens en raison de différences supposées trop importantes dans la façon de penser et de se comporter (14-15) serait finalement surmontable.
   Un autre changement majeur intervient, pour Polly, dans son rapport à Fantan, le serviteur de Mauser, qu’elle ne voyait pas comme un homme et dont elle n’avait pas pensé qu’il puisse être intelligent (97). Lorsqu’elle apprend les raisons pour lesquelles il ne peut pas s’exprimer — il a eu la langue coupée par une balle perdue dans une tranchée pendant la Première Guerre mondiale — elle change radicalement d’attitude à son égard et tombe amoureuse de lui. Elle en conclut que lorsque qu’une personne commence à se défaire de ses préjugés, et à mettre en doute ses certitudes, nul ne peut dire jusqu’où elle va s’ouvrir aux autres (98). Elle voit enfin les « Autres » qui l’entourent, Fleur, une Amérindienne, puis Fantan, un handicapé, comme elle aurait dû les voir dès le début, c’est-à-dire comme des êtres humains. Cette nouvelle façon de percevoir la réalité va lui permettre d’avoir accès au bonheur d’être aimée. Elle a désormais une famille de son choix, avec un mari qui l’aime (Fantan), une sœur (Fleur) et un filleul (le fils de Fleur). Même le chien de Polly, Diablo, qui était devenu un tyran pour sa maîtresse, change et manifeste des signes d’affection (161).
   Lorsque Polly se rend compte qu’elle apprécie Mauser dans les moments où sa souffrance enlève le vernis des conventions sociales, elle se dit que connaître les autres superficiellement est un véritable enfer, que la vie ne vaut la peine d’être vécue que si l’on peut aller au delà des apparences, et voir l’autre tel qu’il est vraiment, quelles que soient ses imperfections (42). Le fait qu’au contact d’une Amérindienne elle réussisse à perdre ses préjugés et avoue même s’être trompée, invite le lecteur à se méfier des idées préconçues et en particulier des stéréotypes ethniques. La « morale » de l’histoire est qu’il faut essayer de voir les « Autres » comme ils sont vraiment, et non comme l’on croit qu’ils sont. La perte des préjugés et une meilleure connaissance de « l’Autre » sont possibles à condition de se mettre à l’écoute de « l’Autre » et de l’écouter avec empathie.
   Le roman met également en garde contre les certitudes et les faux savoirs d’une toute autre manière, qui tient à des choix formels. Fleur n’a pas accès à la narration, et ce que le lecteur apprend sur elle lui est livré par trois narrateurs, qui prennent le récit en charge à tour de rôle : deux Ojibwé, Nanapush et Margaret, ainsi qu’une Euro-Américaine, Polly[24]. Nanapush, proche de Fleur par sa culture et par son rôle de père adoptif, n’était pas présent au moment de la plupart des faits, qu’il dit connaître grâce aux confidences que Fleur lui aurait faites bien des années plus tard et à celles d’un prêtre qui connaissait la maisonnée. De plus, Nanapush avoue ne pas toujours savoir comment il a appris des choses ou d’où lui vient ce qu’il sait (4).
   Polly est présente au moment des faits racontés, mais son point de vue est celui de quelqu’un qui appartient à la culture dominante et qui, au début du roman, a de nombreux préjugés vis-à-vis des Amérindiennes. Pourtant, comme le souligne Summer Harrison, le récit de Nanapush ne vient pas se substituer à celui de Polly[25]. Les deux récits juxtaposés se complètent plutôt qu’ils ne s’opposent et permettent peu à peu au lecteur qui les fait dialoguer de mieux connaître Fleur, même si, étant donné les procédés narratifs utilisés, elle reste en partie une énigme. Bien que le roman fasse la part belle aux savoirs amérindiens et les replace au centre plutôt qu’à la périphérie, l’accent est mis sur le caractère construit des discours et donc la relativité des savoirs quels qu’ils soient, ce qui évite en partie le manichéisme sous-jacent de ce roman.


Conclusion


   Dans Four Souls, les savoirs des Américains d’origine européenne sont acquis à l’école ou consignés dans des livres, et peuvent se révéler très nocifs, y compris pour les colonisateurs. En effet, Mauser est paralysé, comme puni en raison de ses méfaits passés ; sa maison, dont les briques sont fabriquées avec du sang d’animaux et dont les serrures ont des « skeleton keys[26] » (7), est symboliquement associée à la mort. Les savoirs des Ojibwé sont transmis de génération en génération, et lorsqu’ils sont perdus, il est possible de les retrouver en rêve. Ils ont le mérite d’être associés à la vie, alors que ceux des Euro-Américains, loin d’être présentés comme des savoirs universels, sont soit inutiles soit mortifères. Le roman valorise les savoirs du colonisé plutôt que ceux du colonisateur, processus nécessaire pour redonner confiance en soi à ceux qui ont subi le traumatisme de la colonisation. Contrairement au discours colonialiste qui veut que le colonisé ait beaucoup reçu, le roman suggère que c’est le colonisateur qui a beaucoup pris, et qui a rendu le colonisé malade. La situation conflictuelle entre les deux groupes n’est pas éludée. Le roman dénonce l’exploitation de la nature, des animaux et des autochtones qui a été nécessaire pour construire la magnifique demeure de Mauser. Néanmoins, si le roman met en scène la tentation de vengeance, celle-ci est présentée comme contre-productive. L’important est de guérir du traumatisme subi. C’est ce à quoi s’emploie Margaret, la compagne de Nanapush. Elle voit en rêve une « medicine dress[27] », qu’elle fabrique ensuite de manière « traditionnelle », en veillant à ne pas utiliser les outils du colonisateur, et que Fleur va enfiler après un bain purificateur pour se préparer à une épreuve rituelle qui lui permettra de se libérer de son addiction à l’alcool. Pour guérir de ce mal, mais peut-être aussi de tous les maux induits par la colonisation, le roman suggère qu’il faut revenir aux rituels et savoirs « traditionnels », mais néanmoins hybrides, et que les Ojibwé doivent réinventer.


Bibliographie

Bhabha, Homi K., The Location of Culture (1994), Londres et New York, Routledge, 2009.
Dictionnaires de français Larousse, [en ligne], <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/savoir/71235>, (consultée le 1 mars 2014).
Bonnevin, Joëlle, « From Tracks to Four Souls by Louise Erdrich : Fleur Pillager’s Loss and Recovery of her Land Heritage », in Stephanie Durrans, Thy Truth Then Be Thy Dowry : Questions of Inheritance in American Women’s Literature, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2014, p. 169-184.
Erdrich, Louise, Four Souls, New York, HarperCollins, 2004.
Erdrich, Louise, Tracks (1988), New York, Harper & Row (Perennial Library), 1989.
Harrison, Summer, « The Politics of Metafiction in Louise Erdrich’s Four Souls », Studies in American Indian Literatures, vol. 23, n°1, Spring 2011, p. 38-69.
Rémy, Julien, « Sur les postcolonial studies : hybridité, ambivalence et conflit », in Journal du MAUSS, [en ligne], <http://www.journaldumauss.net/?Sur-les-postcolonial-studies>, (consultée le 26 mai 2014).
Vizenor, Gerald, « American Indians and Drunkenness », The Journal of Ethnic Studies, vol. 11, n°4, Winter 1984, p. 83-87.
Vizenor, Gerald ; A. Robert Lee, Postindian Conversations, Lincoln, University of Nebraska Press, 1999.






[1] Dictionnaires de français Larousse.
[2] « Anishinaabe » est l’ethnonyme des Ojibwé.
[3] La « sagesse tragique » (Gerald Vizenor, Postindian Conversations, p. 37-38.). Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteur de cet article.
[4] « Quatre Âmes ».
[5] Voir Louise Erdrich, Four Souls, p. 2. Les références ultérieures au roman sont indiquées dans le corps du texte par le numéro de page entre parenthèses.
[6] Ces guérisons dont Nanapush, l’un des narrateurs du roman a été témoin, sont racontées dans le cinquième chapitre du roman, intitulé « Under the Ground » (Sous Terre), qui est aussi le nom de la grand-mère de Fleur, p. 46-57. Ce nom lui a été donné après qu’elle s’est fait ensevelir vivante pendant quatre jours, suite au décès de sa mère ; cette épreuve rituelle est à l’origine de sa capacité à soigner, puisque c’est sous terre que la connaissance des plantes médicinales lui est révélée. Par la suite, Under the Ground guérit par exemple un jeune garçon, qui a été grièvement brûlé, et sa propre fille, qui manque de succomber à une terrible fièvre.
[7] Rémy, Julien, « Sur les postcolonial studies : hybridité, ambivalence et conflit », p. 2.
[8] Une imitatrice talentueuse.
[9] Imitation.
[10] Voir Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 121-131.
[11] Une silhouette d’un noir profond.
[12] Ces événements sont narrés dans « The Game of Nothing », le quinzième chapitre, p. 185-197.
[13] Erdrich, Louise, Tracks, p. 22-23.
[14] Pour le contexte historique du morcellement des terres visant à sédentariser les Ojibwé, voir Joëlle Bonnevin, « From Tracks to Four Souls by Louise Erdrich : Fleur Pillager’s Loss and Recovery of her Land Heritage », p. 170-173.
[15] On peut également mentionner le médecin qui, dans Tracks, veut amputer la fille de Fleur, Lulu, sauvée in extremis par Nanapush, qui se charge de soigner et préserver ses pieds gelés.
[16] Eugénique.
[17] Un idiot incurable.
[18] Cette pratique a été prônée par le médecin américain Alice Bunker Stockham dans Karezza : Ethics of Marriage, publié en 1896.
[19] Successivement : ataxie locomotrice, névralgie mélancolique, chlorose de l’homme.
[20] Par exemple Under the Ground parle à un feu ainsi qu’à des charbons ardents jusqu’à ce qu’ils cessent de lui faire mal aux mains et qu’ils ne fassent plus souffrir le jeune garçon qui a été brûlé ; elle mâche des racines, puis crache la pâte obtenue pour l’appliquer sur les paupières du jeune Nanapush afin de le guérir d’une infection.
[21] Ils n’y peuvent rien. Une goutte, une cuillérée, et ils sont condamnés à tout jamais.
[22] Vizenor, Gerald, « American Indians and Drunkenness », p. 84.
[23] Tout à coup je me mis à la voir comme une personne – une femme avec une famille, qui comme moi éprouvait des sentiments pour les siens. Je voulais savoir qui ils étaient vraiment, d’où elle venait en vérité, sans m’appuyer sur mes idées fausses.
[24] 9 chapitres pour Nanapush, 6 chapitres pour Margaret, et 2 chapitres pour Polly.
[25] Voir Summer Harrison, « The Politics of Metafiction in Louise Erdrich’s Four Souls ».
[26] L’expression signifie « des passe-partout », mais contient le mot « skeleton », qui veut dire « squelette ».
[27] Une robe médecine.

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