Cécile Jacquey, Université Bordeaux Montaigne, AMERIBER
La rencontre des mondes amérindiens et
occidentaux dans Nove noites de Bernardo Carvalho et Habitante irreal de Paulo Scott
Introduction
Les romans Nove noites et Habitante irreal[1] forment le terrain d’une rencontre entre deux
mondes, le monde amérindien et le monde occidental. Le premier raconte une
quête qui commence le jour où le narrateur lit par hasard un article qui évoque
Buell Quain, un anthropologue qui s’est suicidé pendant un séjour chez les
Trumai en 1939. Le journaliste s’efforce de trouver la raison de ce geste et
développe une véritable obsession qui le ramène en terre amérindienne et à ses
propres traumatismes. Dans le second roman, le lecteur suit l’histoire de Paulo,
jeune militant désabusé du Parti des Travailleurs, de Maína, jeune Amérindienne
et surtout celle de leur enfant, Donato. Maína, suite au départ de Paulo, élève
d’abord seule son fils. Mais devant l’impossibilité pour elle d’entrer dans le
monde des « Blancs » et pour laisser une chance à son enfant d’y
arriver, elle se suicide, le confiant à deux chercheurs universitaires,
Henrique et Luísa, présents dans son village pour une enquête gouvernementale.
Nous retrouvons Donato à São Paulo où il grandit sans contact avec sa culture
d’origine, jusqu’au jour où les retrouvailles avec celle-ci provoquent en lui
un véritable choc identitaire.
Dans ces deux livres, le
contexte de la rencontre diffère : dans Nove noites les personnages proviennent de deux civilisations distinctes alors que dans
Habitante irreal, le
contact a lieu à l’intérieur d’une même personne. Nous verrons pourtant que les
conséquences sont souvent similaires. En effet la rencontre n’est jamais
anodine. Elle provoque de nombreux sentiments, toujours très forts. Tout
d’abord, nous assistons à un choc provoqué par la différence entre les deux
cultures. Nous constaterons que cette opposition est parfois vécue comme un
fossé infranchissable qui suscite le rejet de l’Autre. Ensuite, nous étudierons
le sentiment d’étrangeté que suscite la proximité des deux cultures. La
rencontre semble donc pour les différents personnages sinon impossible, du
moins difficile. Quelles en sont les raisons ? Nous verrons finalement que
la perception de ce monde si opposé au leur est sans doute brouillée par des
« interférences » de leur vie passée, leurs souvenirs, mais aussi par
leurs attentes.
Des mondes radicalement différents
Dans les deux romans, la
rencontre entre les deux cultures ne se fait pas sans susciter des sentiments
de désarroi et d’incompréhension. Par exemple, dans Nove noites, le narrateur est extrêmement mal à l’aise parmi la
tribu amérindienne des Krahô. Il trouve le rituel de bienvenue grotesque :
un frêle petit garçon qui porte ses affaires et le laisse les mains vides
(Carvalho, 2002, p. 90). Il ne supporte pas la promiscuité (neuf personnes
dorment dans l’habitation), le bruit, l’odeur (Carvalho, 2002, p. 91). Il se
trouve souvent dans un désarroi total quant à ce qu’il convient de faire. Ainsi,
alors qu’il s’apprête à enregistrer son entretien avec un Amérindien pour ses
recherches, ce dernier s’approprie le magnétophone « sans la moindre
cérémonie ». Il se trouve alors « désemparé » :
Tirei o gravador do meu bolso. Foi o tempo de o velho apontar para o aparelho e dizer sem menor cerimônia: “Estou precisando de um desses”. Fiquei sem ação. Olhei para o antropólogo, desamparado[2]. (Carvalho, 2002, p. 79)
Ce désarroi se produit
car la culture amérindienne diffère en tout de la culture occidentale. Les
éléments les plus fondamentaux d’une société, comme la cellule familiale, la
propriété et les règles de politesse, sont absolument différents, le personnage
est donc face à un choc culturel, que la théorie du sociologue Pierre Casse[3]
divise en quatre étapes. Il y a d’abord la rencontre, qui provoque de nombreux
sentiments différents selon les personnes (enthousiasme, anxiété…) et qui va
faire appel à nos préjugés et nos stéréotypes sur la culture étrangère. Ensuite
apparaît un sentiment d’impuissance face à la difficulté que l’on peut trouver
à ajuster la situation : certains comportements peuvent ne pas donner le
résultat attendu. La troisième étape est celle du stress qui va ouvrir sur la
dernière étape, celle du choix : éviter la confrontation avec la culture
étrangère, l’affronter de manière agressive ou la confronter dans un souci
d’harmonisation. Le narrateur ne tente pas ou ne réussit pas à prendre du recul
quant à sa propre culture et à harmoniser la situation, la cérémonie qu’il
attend correspond à ses propres codes, pas à ceux de son interlocuteur.
Il y a un certain
parallélisme avec le choc qu’a ressenti Buell Quain parmi les Trumai. Lui aussi
regrette le manque de cérémonie quant au contact physique (« Quain achou os Trumai “chatos e
sujos”[4] ». Carvalho, 2002, p. 54). Il ressent
le même malaise vis-à-vis des écarts culturels. Cette attitude est d’autant
plus surprenante que Buell Quain est anthropologue et qu’on attend de lui une
certaine pondération scientifique.
Ainsi lorsque les
personnages occidentaux vont à la rencontre des Amérindiens, c’est
l’incompréhension qui règne, comme si un fossé infranchissable séparait les
deux mondes. L’Autre représente dans ces situations uniquement la différence,
l’« altérité radicale », pour reprendre le terme de Marc Guillaume et
Jean Baudrillard[5].
Ceci se produit également lorsque les personnages amérindiens tentent d’entrer
dans le monde occidental.
Dans le roman Habitante irreal, Maína
s’applique à parler portugais, elle est attirée par les lumières de la ville et
par la société de consommation. Elle souhaite avant tout une vie meilleure et
confie à Luísa qu’elle veut aller à l’université. En dépit de tous ses efforts,
elle sera toujours maintenue en marge de ce monde :
Sonho de índio é diferente do sonho de vocês… Não se deve brincar de sonhar, assim como não se deve brincar de prometer. Daqui a uns dias faço dezoito anos, e por mais que leia e me esforce, ainda não consegui entender o mundo onde vocês vivem, ainda não descobri onde está a porta para entrar nele[6]… (Scott, 2011, p. 132)
Elle n’entrevoit aucun
moyen de sortir de sa marginalité pour rejoindre la société occidentale, elle
ne semble pas y avoir de place.
Dans Nove noites, suite à son séjour chez eux, les Krahô continuent à
vouloir entrer en contact avec le journaliste afin de lui demander argent et
assistance pour ceux qui souhaiteraient se rendre à São Paulo. Les Amérindiens
s’attendent à être accueillis dans le monde du narrateur de la même façon
qu’ils l’ont accueilli et initié au sein de leur village (Carvalho, 2002, p.
108). Cependant, leurs requêtes resteront sans réponse. Buell Quain a fait la
même expérience et elle l’a lui aussi mis très mal-à-l’aise (« Essa relação paternalista é das mais
incômodas e irritantes, e o próprio Quain sofreu esse constrangimento[7]. » Carvalho, 2002, p. 109).
Ainsi dans ces romans,
les Occidentaux qui vont à la rencontre des Amérindiens se trouvent face à un
monde incompréhensible, et les Amérindiens eux se heurtent à un mur. La
différence peut-elle seule expliquer ce rejet ? Nous avons vu que la
coprésence des deux mondes laisse une impression étrange et que ceci produit un
malaise. Nous allons voir que cette étrangeté provient au contraire de la
naissance du double, de la reconnaissance de soi dans l’Autre.
Le spectre de l’Autre
Les personnages
principaux de nos romans, après avoir rencontré le monde amérindien, sont
envahis par un sentiment de rejet mais aussi et surtout par un sentiment de
peur. Par exemple dans Nove noites, on apprend que le climat de terreur qui régnait
dans les villages Trumai e Kamayurá est peut-être ce qui a poussé Buell Quain à
la paranoïa et au suicide :
Os Kamayurá inventavam histórias e lendas para acirrar o clima de terror. Tinham uma sensibilidade muito aguçada para a maldade psicológica. E de alguma forma devem ter percebido a vulnerabilidade psíquica do antropólogo, tanto que jogavam com a sua solidão e com seu equilíbrio delicado[8] […]. (Carvalho, 2002, p. 52)
Le narrateur est pris
d’un immense malaise lorsqu’il se trouve dans le village Krahô et se laisse lui
aussi totalement envahir par une peur irrationnelle alors qu’eux veulent le
faire participer à une de leurs cérémonies :
Fui correndo procurar o antropólogo para esclarecer o que me esperava. Mas ele desconversou e disse que eu ia ver, era uma festa “divertida”. Voltei para casa aterrorizado […][9]. (Carvalho, 2002, p. 103)
La peur prend une autre
dimension dans Habitante irreal : de la rencontre de Donato avec la culture de sa mère résulte chez lui une
scission de sa personnalité. Il n’a jamais ignoré ses origines, mais lorsqu’il
entre de nouveau en contact avec elles par différents documents recueillis par
ses parents adoptifs lors de leur visite dans son « campement », il
réalise qu’il appartient à deux cultures différentes. Chacune est incarnée par
un personnage imaginaire, Espectro, l’identité
amérindienne, et Sujeito, l’identité occidentale. Assumer cette nouvelle
identité est difficile pour Sujeito qui supporte mal qu’Espectro lui arrache ce
masque, le mette à nu :
Espectro ficou em pé de súbito, descalçou os tênis, tirou o casaco (estão os dois com roupas idênticas), saltou sobre Sujeito e arrancou o rosto dele. “Sabia que era um rosto bonito”, disse Espectro com a língua enrolada, “muito, muito, muito bonito”, já se afastando dele com o rosto na mão[10]. (Scott, 2011, p.198)
Il dévoile l’aspect le plus
sombre et inquiétant de cet autre pan de l’identité de Donato. Lorsqu’il décide
d’explorer davantage ses origines, il se postera notamment en tenue
traditionnelle amérindienne, à Porto Alegre, devant l’hôtel dans lequel le
président de la Funai[11] a
l’habitude de déjeuner (Scott, 2011, p. 208). De cette façon, il souhaite
protester contre le vol des terres indigènes et les massacres qui en découlent.
Les réactions sont vives : « As pessoas passam sem esconder a repulsa pelo
quem vêem ; poucas são as que sorriem, e em menor número as impassíveis[12]. » (Scott,
2011, p. 209). Qu’est-ce qui explique le fait que les différentes
rencontres avec les Amérindiens hantent les personnages et que se crée un tel
climat d’angoisse et de malaise ?
Le narrateur de Nove noites nous éclaire
lorsqu’il dit être pris d’une « sensation de reconnaissance
sinistre » en arrivant à Carolina : « […] fui imediatamente tomado por uma
sensação sinistra de reconhecimento. » (Carvalho, 2002, p. 76). On apprend
que lorsqu’il était enfant, le narrateur a fait de nombreuses expéditions dans
le Xingu avec son père. Elles étaient souvent pénibles, il a même failli y
perdre la vie. Sa première rencontre avec les Amérindiens a été
traumatisante : les enfants ont couru à sa rencontre et lui ont arraché
ses vêtements afin qu’il soit nu, égal à eux. Cet envahissement de sa sphère
intime l’a littéralement terrifié et il s’est complètement refermé. Auprès des
Krahô, ces souvenirs resurgissent et c’est l’occasion de revenir sur la
relation qu’il a entretenue toute sa vie avec son père et de se libérer du
poids de son absence. Ce vide paternel et la recherche du père sont les points
communs qu’il juge avoir avec les Amérindiens qu’il appelle des
« orphelins ». C’est un point commun partagé également par Buell
Quain qui aurait entretenu une relation très conflictuelle avec son père.
L’identité amérindienne
de Donato, Espectro, le Spectre, surgit en dépit de ses efforts pour enfouir
cette part de lui. Il pense, au début de son cheminement, que pour s’intégrer
parfaitement, les tribus indigènes doivent oublier leur culture. Lors d’un
voyage à Rio, il décide de visiter le Museu do Índio et suit un groupe de visiteurs ; alors que pour
la guide, c’est une erreur de vouloir arracher les Amérindiens à leurs terres
d’origine, qu’il vaudrait mieux les laisser vivre dans leur milieu naturel,
Donato réagit :
Ele diz que ela está enganada, o melhor seria pegar até o ultimo selvagem que se pudesse encontrar dentro da floresta e civilizá-lo, dar-lhe condições reais de “garantir” sua dignidade no mundo atual sem precisar do favor de ninguém, antes que se complete a dizimação[13]. (Scott, 2011, p. 167)
Ainsi, cette altérité qui
fait remonter des souvenirs passés illustre l’« unheimliche » ou l’« inquiétante
étrangeté » de Freud : « l’« unheimliche » serait
selon lui « tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste[14]. ».
C’est ce double, différent de nous mais en qui on se reconnaît pourtant et qui
nous révèle à nous-mêmes. Les réactions des personnages face à ce double sont
diverses. Certains choisissent le suicide grâce auquel toute duplicité
disparaît. C’est le cas de Buell Quain mais aussi celui de Maína. En mettant
fin à sa vie, elle espère libérer son fils d’une partie de sa personnalité qui
pourrait gêner son intégration dans la société occidentale. Son fils songe à
faire le même choix face au désordre de sa personnalité : comme le
souligne Espectro, lui et Sujeito « ne peuvent exister que si l’un accepte
l’autre » (« Só
existiremos se um aceitar o outro
[…] » Scott, 2011, p. 198). Pour remédier à ce dédoublement de
personnalité, Donato doit retrouver l’harmonie car « la réconciliation de
soi avec soi, […] a pour condition l’exorcisme du double[15]. »
Il semble trouver cet équilibre à la fin du roman lorsqu’il retrouve son père
Paulo. Le narrateur de Nove noites fait également le choix de
l’exorcisme, en creusant dans sa mémoire et exposant toute l’histoire de son
lien paternel.
Ainsi, la coprésence des
deux mondes dans nos romans provoque un choc tant par la différence extrême des
deux civilisations que par la reconnaissance que les personnages reçoivent dans cette altérité pourtant si radicale. Celle-ci
ne mène pourtant pas à une compréhension de l’Autre et à l’effacement du
malaise. Certains font le choix de disparaître, d’autres partent sans avoir
nullement l’intention de conserver un lien. Qu’est-ce qui explique cet échec de
l’ouverture à l’Autre ?
La réification de l’Autre
Une partie de la réponse
se trouve dans les intentions des différents personnages. En effet, leur
démarche initiale n’est pas orientée vers l’Autre, mais vers soi. Bien sûr en
ce qui concerne Donato dans Habitante irreal, la quête est profondément personnelle et intime
puisqu’il s’agit de l’exploration de sa propre personnalité et de l’acceptation
de son identité dans sa totalité.
Les autres personnages ne
voient pas leur personnalité se scinder, mais leur démarche n’en est pas moins
narcissique. Prenons l’exemple des parents de Donato : si Paulo est allé à
la rencontre de Maína, c’est sans doute davantage par défi, suite à sa
désillusion politique et mû par une volonté de contrarier les attentes de ses
parents et de son entourage, que par une volonté d’ouverture vers
l’Autre :
[…] fará de tudo para entender Maína, contrariando as expectativas que ainda possam existir em torno do sujeito classe média, talvez inteligente e talvez com algum futuro dentro de alguma carreira profissional promissora[16] […]. (Scott, 2011, p. 48)
Pour le narrateur de Nove noites, la quête de Buell Quain et le voyage chez les Krahô sont le prétexte à un
retour sur son passé et l’occasion de panser ses plaies. Pour Buell Quain son
séjour est également le moment où il va se trouver en proie à ses démons
personnels, la relation houleuse avec son père, et une blessure ancienne,
mystérieuse, dont on sait peu de choses, un conflit avec son beau-frère ou une
trahison. La démarche de l’anthropologue auprès des Amérindiens du Brésil n’est
définitivement pas une démarche qui tend à s’ouvrir à l’Autre : on apprend
qu’il souhaite trouver auprès du groupe indigène les raisons de l’échec de la
société occidentale. Il va donc chercher chez eux une explication sur sa propre
civilisation :
[…] Buell, meu amigo, bebeu comigo e me contou que procurava entre os índios as leis que mostrariam ao mesmo tempo o quanto as nossas são descabidas e um mundo no qual por fim ele coubesse[17]? (Carvalho, 2002, p. 48)
On apprend également
qu’il a formé sa volonté de devenir anthropologue après avoir vu un film qui
mettait en scène une image idéalisée des indigènes :
Ao sair do cinema, lembrava-se apenas dos corpos dos nativos delineados pelo sol e pela água, as gotas de prata, como pérolas, nos corpos refletidos de sol contra o céu. Iria ao encontro deles[18]. (Carvalho, 2002, p. 47-48)
Sa représentation
initiale paraît donc très stéréotypée, pourtant elle correspondra à ce qu’il
trouvera lors d’un premier séjour dans les îles Fidji. Il va donc à la
rencontre des Trumai du Brésil avec ces « filtres » mais cette tribu
ne trouve jamais grâce à ses yeux car son mode de vie et son apparence sont en
inadéquation avec ceux-ci. La déception que Quain ressent est alors immense.
Ces personnages restent
donc très centrés sur eux-mêmes et ne parviennent pas à comprendre leurs hôtes.
En restant volontairement en marge de la société qui les accueille, ils
empêchent toute réciprocité. Comme le souligne Sophie Caratini dans son essai Les non-dits de l’anthropologie, c’est l’observation
réciproque qui mène à la reconnaissance[19].
Elle note aussi l’importance de « faire table rase de son passé »
lors de la prise de contact[20],
ce que ne font pas les personnages, pas même le savant Buell Quain.
Les expériences des
personnages sont ainsi conditionnées par leurs intentions et par le poids de
leur passé. Mais la compréhension est sans doute également minée par une
perception particulière. Au fil des deux romans se diffuse une critique des
différentes politiques indigénistes et de l’assistanat qui infantilise les
Amérindiens. Cependant, en dépit de cette dénonciation, il semble que les
personnages ne réussissent pas à dépasser ce stéréotype. Lorsque le narrateur
de Nove noites relate ses premiers contacts avec les Amérindiens, outre la rencontre avec
les enfants dont nous avons déjà parlé, ses souvenirs évoquent la pitié. Il se
souvient d’individus misérables transformés en attractions touristiques :
Os Villas Bôas tentavam atrair os índios Txikão para o parque, para terror dos Waurá e Yawalapíti, que já estavam lá fazia anos. Todos esperavam um acontecimento sem precedentes, uma cerimônia que seria transformada em espetáculo exótico para uma plateia de brancos[21]. (Carvalho, 2002, p. 67-68)
Le narrateur est
l’arrière-petit-fils du Maréchal Rondon, militaire positiviste célèbre au
Brésil pour son engagement auprès des Amérindiens au début du XXe
siècle et pour avoir été le premier directeur du Service de Protection des
Indiens, l’ancêtre de la Funai, dont les frères Villas
Bôas ont été membres. Or, Buell Quain
critique ses actions qui consistaient à assister les peuples indigènes et les
faire renoncer à leur culture :
O tratamento oficial reduziu os índios à pauperização. Há uma crença muito difundida (entre os poucos que se interessam pelos índios) de que a maneira de ajudá-los é cobri-los de presentes e “elevá-los à nossa civilização”. Tudo isso pode ser atribuído a Auguste Comte, que teve uma enorme influência na educação superior local e que, através do seu espetacular discípulo brasileiro, o já velho general Rondon, corrompeu o Serviço de Proteção aos índios[22]. (Carvalho, 2002, p. 66-67)
La critique de la
politique indigéniste infantilisante est également très présente dans Habitante irreal : lorsque Paulo
rencontre Maína, plutôt que la traiter d’égal à égal, il décide de l’assister,
c’est-à-dire de lui donner de l’argent pour une nouvelle maison, sans même la
consulter. Maína est profondément blessée par ce geste, d’autant plus que son
projet n’est pas de rester dans son campement sur le bord de la route BR-116,
mais de rejoindre Paulo dans son monde. De plus, elle souffre continuellement
de ce stéréotype de l’Amérindien assisté, elle doit sans cesse trouver sa
place, lutter contre les préjugés, prouver qu’elle n’est ni mendiante (« Passa direto ao balcão, mostra o
dinheiro que trouxe (não é pedinte)[23] »
Scott, 2011, p. 118), ni
inférieure (« Maína
se comporta de igual pra igual[24] » Scott,
2011, p. 118).
Dans le même roman,
Donato dénonce lui aussi une politique qu’il juge peu efficace et immobile :
Não estou atrás de inimigos, não tenho vontade de desestabilizar quem quer que seja, mas, por tudo que já disse, não vou deixar o governo em paz, e menos o presidente da Funai, este senhor que passa mais tempo viajando pela Europa do que despachando em seu gabinete ou visitando as terras indígenas ocupadas por fazendeiros, mineradores e todo tipo de novo bandeirante[25]. (Scott, 2011, p. 230)
Donato critique
l’immobilisme du Président de la Funai quant à l’occupation des terres
amérindiennes ; cependant ce dernier partage en quelque sorte son point de
vue en évoquant l’impasse dans laquelle se trouve la situation des Amérindiens
au Brésil : « Lidar
com índios, defendê-los enquanto tenta o mínimo de transigência, é enxugar o
gelo[26]. » (Scott,
2011, p. 232).
Le fait que la politique
adoptée envers la communauté amérindienne soit évoquée dans les deux romans
montre qu’elle a son importance et qu’elle pèse dans les représentations des
personnages. Mais en dépit du recul et de l’esprit critique dont ils font
preuve envers elle, l’image de l’Amérindien assisté, « orphelin »,
persiste dans leur esprit.
Conclusion
Dans ces deux romans, la
rencontre en tant qu’ouverture à l’Autre est en somme une rencontre manquée.
Entre peur et choc culturel, la différence semble insurmontable. Cependant, on
se rend compte que pour les personnages, le voyage en terres amérindiennes est
plutôt un prétexte à un retour sur soi, à une exorcisation ou à une
annihilation de leurs propres démons. L’Amérindien n’est que le biais, l’objet
par lequel ils accèdent à leur intériorité. Les seuls personnages pour qui la
vie chez les Amérindiens semble se passer sans heurts sont les anthropologues
qui mènent le journaliste à Carolina dans Nove
noites. Ils n’ont pas peur et acceptent les différents rituels imposés par
leurs hôtes. De par leur métier, leurs intentions s’inscrivent dans une
démarche d’ouverture et de compréhension. Non uniquement tournés vers soi-même,
ils peuvent aller vers l’Autre. Le contraste entre ce couple et Buell Quain est
également l’occasion de développer une critique de l’anthropologie qui réduit parfois
son sujet à un objet d’étude.
Pour Donato la difficulté
est différente et plus complexe à surmonter car la rencontre a lieu en lui, au
sein de son identité. Il ne peut réconcilier ses deux cultures, souffre de
l’absence de solution et de réponse claire sur l’attitude à adopter face à la
cohabitation des deux civilisations. Lui-même hésite, d’abord partisan d’une
assimilation totale impliquant l’oubli d’une partie de son identité, il
confesse s’être trompé sans pour autant proposer une alternative. L’exploration
de ses racines amérindiennes passent par le port de l’habit traditionnel, le
masque, en pleine ville. Il se laisse envahir par une image stéréotypée de
l’Amérindien qui sans doute retarde la réconciliation entre les deux
versants de sa personnalité.
Ainsi lors de la
rencontre, dans ces romans, c’est le désarroi qui prime. Les personnages
soulèvent de nombreux problèmes communs qui empêchent la compréhension de
l’Autre sans pour autant réussir à les résoudre.
Bibliographie
Caratini, Sophie, Les non-dits de l’anthropologie, Thierry
Marchaise, 2012.
Carvalho,
Bernardo, Nove noites, São Paulo:
Companhia das Letras, 2002.
Carvalho,
Bernardo, Neuf nuits, trad. Geneviève
Leibrich, Metaillié, Paris, 2005.
Casse,
Pierre, Training for the Cross-Cultural
Mind, Washington, Sietar, 1981.
Freud, Sigmund, L'inquiétante étrangeté, trad. Marie
Bonaparte et E. Marty, Philosophie,
2008, [en ligne] http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/freud_etrangete.pdf [consulté le 31 mai 2013]
Marc Guillaume, Jean
Baudrillard, Figures de l’altérité,
Descartes et Cie, Paris, 1994.
Rosset, Clément, Le réel et son double, Paris, Gallimard,
1976.
Scott, Paulo, Habitante irreal, Rio de Janeiro,
Editora Objetiva, 2011.
[1] Carvalho, Bernardo, Nove noites, São Paulo, Companhia das
Letras, 2002. Et Scott, Paulo, Habitante
irreal, Rio de Janeiro, Editora Objetiva, 2011.
[2]
Carvalho, Bernardo, Neuf nuits, trad.
Geneviève Leibrich, Metaillié, Paris, 2005, p. 88 : « J’ai sorti mon
magnétophone de ma poche. Le vieil homme a aussitôt désigné l’appareil et dit
sans la moindre cérémonie : “Il m’en faut un comme ça”. Cela m’a laissé
pantois. Déconcerté, j’ai regardé l’anthropologue. »
[3] Casse, Pierre, Training for the Cross-Cultural Mind, Washington, Sietar, 1981 (1re éd. :
1944).
[4] Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit., p. 60 : « Le fait
est qu’au début Quain a trouvé les Trumai “ennuyeux et sales” ».
[5]
Guillaume Marc, Baudrillard Jean, Figures
de l’altérité, Descartes et Cie, Paris, 1994.
[6]
« Les rêves des Indiens sont différents des vôtres… On ne doit pas
plaisanter avec les rêves, comme on ne doit pas prendre les promesses à la
légère. Dans quelques jours j’aurai dix-huit ans, et en dépit de tout ce que je
lis et de tous mes efforts, je n’ai toujours pas compris votre monde, je n’ai
toujours pas trouvé la porte pour y entrer. » Sauf mention contraire, les
traductions de ce roman sont celles de l’auteur de l’article.
[7]
Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit.,
p. 122 : « Cette relation paternaliste est des plus malcommode
et agaçante, et Quain lui-même en a souffert. »
[8]
Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit.,
p. 57 : « Les Kamayurá inventaient des histoires et légendes pour
entretenir le climat de terreur. Ils étaient particulièrement doués pour la
guerre psychologique et ils ont dû percevoir la vulnérabilité psychique de
l’anthropologue, jouant avec sa solitude et son équilibre fragile […] ».
[9]
Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit.,
p. 115 : « Je suis allé chercher l’anthropologue à toute vitesse pour
savoir exactement ce qui m’attendait. Mais il ne m’a pas répondu, il a dit que
je verrais, que c’était une fête “drolatique”. Je suis rentré chez moi
terrorisé […] ».
[10] « Espectro s’est levé
subitement, a enlevé ses tennis, sa veste (Ils portent tous les deux les mêmes
vêtements), a sauté sur Sujeito et a arraché son visage “Je savais que c’était
un joli visage”, dit Espectro dans sa langue maladroite, “Très, très, très joli”,
tout en s’éloignant, le visage dans la main. »
[11]
FUndação NAcional do
Índio : organisme chargé d’appliquer les politiques relatives aux
peuples amérindiens.
[12]
« Les gens passent sans cacher la répulsion qu’ils ressentent à la vue de
ce spectacle ; rares sont ceux qui sourient ; moins encore restent
impassibles. »
[13]
« Il dit qu’elle avait tort, que le mieux serait d’aller chercher jusqu’au
dernier sauvage que l’on pourrait trouver dans la forêt afin de le civiliser,
de lui donner de véritables conditions de lui “garantir” sa dignité dans le
monde actuel sans avoir besoin des faveurs de qui que ce soit, avant que
s’achève l’extinction. »
[14]
Freud, Sigmund, L'inquiétante étrangeté, Philosophie,
2008, [en ligne] http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/freud_etrangete.pdf
[consulté le 18 mars 2014].
[15]
Rosset, Clément, Le réel et son double,
Paris, Gallimard, 1976, p. 113.
[16]
« Il fera tout pour comprendre Maína, contrariant les attentes qui peuvent
encore exister quant au devenir d’un jeune homme de la classe moyenne,
peut-être intelligent et peut-être avec un avenir dans une quelconque carrière
professionnelle prometteuse. »
[17] Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit., p. 54 : « […] Mon
ami, le Dr Buell, a bu avec moi et m’a raconté qu’il cherchait parmi les
Indiens les lois qui à la fois montreraient combien les nôtres sont insensées
et lui permettraient d’accéder à un monde où il se sentirait à
l’abri ? »
[18]
Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit.,
p. 53 : « En sortant du cinéma, il se souvenait uniquement des corps
indigènes soulignés par le soleil et par l’eau, des gouttes d’argent semblables
à des perles sur les corps étincelants de soleil contre le ciel. Il irait à
leur rencontre. »
[19]
Caratini, Sophie, Les non-dits de
l’anthropologie, Thierry Marchaise, 2012, p. 2 : « L’épreuve la
plus visible du terrain est bien celle-là : celle d’une interminable
négociation entre des individus mis en présence par la situation d’observation,
et dont résulte le déplacement des limites spatio-temporelles des corps en
présence. C’est un apprivoisement réciproque et permanent. On se “mélange”
chaque jour un peu plus, la connaissance devient reconnaissance et le sentiment
de l’étonnement fait place à celui de familiarité. »
[20]
Ibid., p. 5 : « Ce degré
zéro fait lui aussi partie du rite de passage : il met le néophyte dans
l’obligation de négocier sa présence, voire son droit à l’existence, et, en ce
faisant, de faire table rase de son passé. Quel passé ? L’histoire des
rapports entre les membres de sa communauté et ceux de sa communauté d’accueil,
qui pourrait le mettre dans la situation du dominant ; et son histoire
individuelle, soit la mémoire des modalités de son intégration dans sa propre
société, à travers ses divers groupes d’appartenance. »
[21]
Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit.,
p. 75 : « Les Villas Bôas essayaient d’attirer les Indiens Txikão dans le
parc, ce qui terrorisait les Waura et les Yawalapiti, qui s’y trouvaient déjà
depuis des années. Tous s’attendaient à un événement sans précédent, à une
cérémonie qui serait transformée en spectacle exotique pour un auditoire de
Blancs. » Les Villas Bôas ont fondé le parc national du Haut-Xingu.
[22]
Carvalho, Bernardo, 2005, op. cit.,
p. 74 : « Le traitement officiel a réduit les Indiens à la
paupérisation. Il existe une opinion très répandue (parmi les quelques
personnes qui s’intéressent aux Indiens) selon laquelle la façon de les aider
consiste à les couvrir de cadeaux et à “les hisser au niveau de notre
civilisation”. On peut attribuer tout cela à Auguste Comte qui a exercé une
influence considérable sur l’enseignement supérieur local et qui, par le
truchement de son disciple brésilien spectaculaire, le vieux général Rondon, a
corrompu le Service de protection des Indiens. »
[23]
« Elle se dirige directement à la caisse, montre l’argent qu’elle a
apporté (elle ne mendie pas) ».
[24]
« Maína se comporte d’égal à égal […] ».
[25]
« Je ne poursuis pas d’ennemis, je ne veux pas déstabiliser qui que ce
soit, mais, à cause de tout ce que j’ai déjà dit, je ne vais pas laisser le
gouvernement en paix, et encore moins le président de la Funai, ce monsieur qui
passe plus de temps à voyager en Europe que dans son bureau ou dans les terres
indigènes occupées par les fermiers, les mineurs et tous ces nouveaux aventuriers. »
[26] « S’occuper des Indiens, les
défendre tout en essayant de contenter tout le monde, c’est comme porter de
l’eau à la rivière. »
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