lundi 5 juin 2017

Rita Olivieri-Godet – Frontières, désir et connaissance dans El placer de la cautiva de l’écrivain argentin Leopoldo Brizuela

Rita Olivieri-Godet, Rennes 2, ERIMIT, Institut Universitaire de France


Frontières, désir et connaissance dans El placer de la cautiva de l’écrivain argentin Leopoldo Brizuela





   La littérature contemporaine argentine, comme la littérature latino-américaine en général, va revisiter l’« ambition ethnographique » (Lopez-Baralt : 2005 : 23) des discours qui construisirent l’imaginaire sur l’Amérique, tel qu’il se manifeste dès les premières chroniques et récits de voyage, afin de déconstruire le paradigme du binarisme des textes coloniaux et de fondation. Mercedes López-Baralt se réfère au travail de Amy Fass Emery, Anthropological Imagination in Latin American Literature, pour mettre en évidence le fait que les nouveaux « traducteurs de la culture » s’orientent vers d’autres paradigmes visant à élaborer une imagination anthropologique qui célèbre « la présence dynamique de formes culturelles hybrides en Amérique Latine » (Lopez-Baralt : 2005 : 32). Le caractère métahistorique de ces récits se base sur une intense intertextualité et déplace la voix unique et autoritaire du discours. Cette tendance s’affirme et se généralise au cours des vingt dernières années du XXe siècle, alimentée par la réflexion théorique des études culturelles et par la pensée d’auteurs latino-américains comme Angél Rama, Cornejo Polar et Silviano Santiago, qui partagent l’ambition de proposer des alternatives à la pensée colonisatrice dichotomique et totalisante, en s’insurgeant contre l’idée de dépendance culturelle et en proposant une réinterprétation de l’hétérogénéité de la culture latino-américaine à partir de concepts qui introduisent la logique du dialogisme. Le décentrement épistémologique caractéristique des travaux de ces critiques produit une forme de conscience complexe et fragmentaire qui revendique, comme espace propre du discours latino-américain, un espace intermédiaire, frontalier, un entre-lieu.
   La « littérature de frontière », selon la dénomination utilisée par l’histoire littéraire pour se référer aux textes fondateurs argentins du XIXe siècle, partage une vision ethnographique de l’émergence de la nation et produit des représentations qui légitiment le processus d’appropriation territoriale de l’espace physique constitué par les terres habitées par les Indiens, ainsi que leur exclusion de l’imaginaire de la nation en formation. Dans un contexte de déplacements de concepts et de mobilités transculturelles, une des tendances du nouveau récit argentin va relire la tradition, en thématisant la notion de frontière pour réinterpréter des situations de dépendance et de relations ethniques et interculturelles hiérarchisées. C’est le cas du texte dont nous nous occupons dans ce travail, El placer de la cautiva (2002), en français Le plaisir de la captive, du talentueux écrivain argentin Leopoldo Brizuela.
   El placer de la cautiva évoque le désir comme élément médiateur du processus de découverte et de connaissance de l’autre. Le récit de Leopoldo Brizuela propose une relecture de la littérature de frontière argentine du XIXe siècle, tout en interrogeant l’imaginaire de la terreur dont l’image paradigmatique est celle du malón associée au rapt des femmes blanches dans les plaines de la pampa. Depuis le célèbre poème La cautiva (1837), de l’écrivain romantique argentin Esteban Echeverria, un véritable réseau intertextuel se forme et s’amplifie autour de la figure de la captive à l’intérieur de la littérature argentine. Brizuela renverse cette figuration en construisant l’image de la femme désireuse de l’Indien.
   « El placer de la cautiva » est l’un des cinq textes fictionnels réunis dans le volume intitulé Los que llegamos más lejos (2002). Trois textes (« El placer de la cautiva », « Pequeño Pie de Piedra » et « Revelación ») explorent, à partir de l’entrelacement entre histoire, mythe et fabulation, des éléments de la biographie de personnages historiques célèbres qui appartiennent à l’imaginaire de la pampa. Les trois textes rappellent le destin des Araucanos des Pampas, en revisitant l’imaginaire du XIXe siècle qui, selon l’auteur lui-même, évoque la « solitude du désert, la peur des Indiens face aux Blancs, la peur des captives face aux Indiens, et la haine, une haine presque insensée » (BRIZUELA : « Revelación », 2002 : 229).
   Dans El placer de la cautiva, Leopoldo Brizuela élabore un très beau récit en choisissant, comme point de départ, le caractère mythique que les personnages historiques et les grandes persécutions survenues dans la pampa, au cours du XIXe siècle, ont acquis au fil du temps. Les deux protagonistes du récit, le cacique et la captive, sont inspirés des personnages historiques : le cacique Manuel Namuncurá qui participa aux ultimes combats de la Campagne du Désert (1879-1884), entreprise par les militaires argentins contre la population indigène de la pampa, et la captive Rosario Burgos, avec qui il eut un fils, Ceferino Namuncurá. El placer de la cautiva est le récit imaginaire de la rencontre entre Manuel Namuncurá et Rosario Burgos. La simple référence aux noms des personnages suffit à rappeler des images amplement travaillées par la littérature de frontière argentine. Toutefois, le texte de Brizuela surprend par l’imprévisibilité du récit qui déplace la focalisation de l’histoire collective vers la subjectivité du sujet. Nous sommes face à un récit qui interpelle l’histoire, en cherchant à surmonter la perspective du regard extérieur du chroniqueur, limité à la superficialité des événements, pour y introduire l’intimité du sujet.
   Le récit fait alterner une « vision de l’extérieur », qui prédomine dans la partie initiale, avec une « vision de dedans », déplacement annoncé par le narrateur lui-même, le « nouveau chroniqueur », qui assume plus de cent ans après, la narration des faits qui sont « probablement » survenus en septembre 1878. Utilisant un procédé qui remplace l’abondance de références au matériel historique par l’examen minutieux des éléments relevant de l’intimité du sujet, il contribue, par sa fiction, à la réinterprétation de l’Histoire. Le désir de l’Autre surgit comme une force vitale dans le processus de resémantisation du sens de frontière instauré par le récit.
   Le texte explore les sens pluriels autour de la notion de frontière, espace physique et imaginaire ambivalent, à la fois limite et liberté, obstacle et protection, espace mouvant qui avive les antagonismes ou qui permet de les dépasser. Il incorpore ainsi l’acception physique de la frontière comme ligne de démarcation des limites spatiales ; il lui attribue une dimension historique en se référant à une période précise qui a transformé la pampa argentine en territoire de guerres et de conflits entre deux mondes ; il sonde l’imaginaire qui s’est formé, au cours du temps, sur l’Autre qui se trouve de l’autre côté de la frontière, en l’interrogeant et en produisant de nouveaux sens potentiels sur le processus de perception de l’altérité ; il explore la dimension métaphorique de la frontière comme médiation de l’expérience subjective du désir de l’Autre ; il projette l’espace américain comme espace mouvant et frontalier qui conduit au croisement des références culturelles.
   El placer de la cautiva fait le récit du voyage, au travers des pampas argentines, de Rosario Burgos, une adolescente orpheline, qui décide de quitter le Fort Quebranto en compagnie de Vega, un vieux caporal, pour aller à la rencontre de sa sœur qui habite une zone de la pampa située plus au sud, au-delà de la ligne de frontière, en territoire indien. Durant tout le parcours, les protagonistes, dont les parents, victimes de malones, ont été tués par les Indiens, sont poursuivis par trois « sauvages ». Tous les éléments d’un scénario de la terreur, dans lequel les Indiens incarnent le rôle du barbare sanguinaire, sont incorporés par le récit qui n’hésite pas à utiliser le répertoire d’images légendaires : l’espace grandiose et brutal, l’atmosphère menaçante, les cris et les silhouettes des trois sauvages, qui surveillent leur déplacement, raidis sur leurs montures (Brizuela : 2006 : 33). El placer de la cautiva reprend, ainsi, les images emblématiques élaborées par les différents discours autour du rapt des captives. Nous observons que les principaux éléments de la mythologie de la « Conquête du désert » argentin se confondent avec ceux de la Conquête de l’Ouest américain, amplement véhiculés par la production cinématographique des États-Unis, selon une modalité de représentation qui demeure présente dans l’imaginaire contemporain.
   Si la narration évoque ces images stéréotypées, c’est pour mieux les déconstruire. Le titre annonce déjà la stratégie, qui sera développée ensuite dans le texte ; elle consiste à surmonter les antagonismes en opérant un détournement des images redondantes. « Le plaisir de la captive » peut être compris comme un oxymore, si l’on attribue au mot « captive » le sens de prisonnière, ou, à l’inverse, il peut désigner le sentiment de soumission volontaire de la femme qui se laisse capturer, et s’abandonne de son plein gré. Or, l’un n’exclut pas l’autre, si nous considérons la nature ambiguë et énigmatique du désir, le plus intime des secrets, capable de libérer ou d’emprisonner le sujet, tout en demeurant inexplicable. Ce qui devrait être une nouvelle histoire de rapt de femme blanche par les sauvages se transforme en un récit de fascination réciproque, en jeu de séduction mené par la femme qui, soumise par la force impulsive du désir, libère son corps pour le plaisir. Le scénario créé par le récit obéit à un double mouvement qui ménage des passages entre l’espace des conflits et des guerres, où l’Autre apparaît comme un ennemi à éliminer, et l’espace intime de la conquête amoureuse dans lequel c’est le désir de l’Autre qui importe. Ce désir porte en lui la force potentielle qui guide l’action et peut faire basculer l’issue de l’histoire.
   Les ruines de l’histoire, la violence brute d’un univers en désagrégation sont contrebalancées par une vision de l’enchantement du monde, au moment où la fiction nous transporte au creux de l’expression du désir. C’est par ce biais-là qu’elle interrogera le destin et le processus de construction identitaire du personnage féminin, par le recours à la métaphore du voyage comme itinéraire de l’apprentissage et de l’épanouissement. Rosario assume le défi du voyage, en décidant de se lancer à la découverte d’elle-même. Elle franchit ainsi la frontière, « les mornes steppes […] qui pour trois générations de femmes avaient signifié la limite du monde » (Brizuela : 2006 : 32). Surprise et enchantée, elle observe et interroge les changements dans son corps, la métamorphose qui la transforme en femme, et stimule sa sexualité. C’est la présence de l’Indien qui est à l’origine de cette transformation. Les descriptions en miroir de l’exhibition et de l’observation minutieuse et réciproque des corps et des comportements de la femme blanche et de l’Indien corroborent l’idée de force cosmique du désir qui contamine le paysage et introduit une atmosphère érotico-poétique d’une extrême sensualité, conduisant le corps à une promesse de plaisir :
Car vérifiant après coup que dans sa propre perdition résidait son pouvoir le plus grand, Rosario avait ressaisi les fils de son plan et commencé à désirer que l’Indien la désirât : ainsi, et seulement ainsi, elle vainquait. (Brizuela : 2006 : 47)[1]
Par ailleurs, comme l’Indien, se croyant à l’abri des regards, allait également demi-nu, Rosario se mit à l’observer d’un œil très différent de celui qu’elle accordait jusqu’ici aux hommes. (Brizuela : 2006 : 48)
   Allant au-delà de la discussion autour de la perception de l’altérité indigène, la fiction intègre un point de vue sur l’altérité féminine qui va à l’encontre de la tradition de la « littérature de frontière », à partir duquel la femme émerge comme sujet désirant et actif, et non plus seulement comme victime et objet du désir masculin.
Les derniers jours, quand les jeux de Rosario devenaient intolérables, l’Indien se hasardait à la défier : après avoir lancé une pierre en plein dans le feu de l’enfant, dont résultait une brusque flambée qui la révélait encore plus grandie et plus désirable, il lui désignait certains changements sur son propre corps, devant lesquels ses épouses blanches avaient baissé pudiquement les yeux. Mais Rosario, avec une obstination de guerrière, soutenait, non le spectacle des hanches que l’Indien portait effrontément en avant, mais son regard, en sorte que, les yeux de l’un plantés dans les yeux de l’autre, à l’image de la souris fascinée par l’œil du serpent, ils passaient des heures entières, cloués au sol, tremblants. (Brizuela : 2006 : 49)
   La réciprocité du regard préfigure l’abandon de l’Autre. Grâce au caractère spéculaire de la fiction, la métaphore du regard devient créatrice de la conscience de l’existence de l’Autre ; mais ce regard ne butte pas sur la surface des choses. La forme par laquelle il se manifeste dans la fiction dénote une affinité avec la conception phénoménologique du regard qui considère qu’il « n’est pas isolé, le regard est enraciné dans la corporéité, comme sensibilité et motricité » (Bosi : 1993 : 66). Le rapprochement se justifie également par d’autres aspects caractéristiques du regard phénoménologique, évoqués par Alfredo Bosi (1993) pour caractériser la pensée de Merleau-Ponty, et qui sont particulièrement apparents dans le récit de Brizuela : la double qualité perceptive et expressive dans le traitement du regard ; la réciprocité entre activité et passivité ; l’intercorporalité de l’acte amoureux qui surmonte la dualité Moi-l’Autre (Bosi : 1993 : 82). Tous ces éléments incorporés par le texte fictionnel évoluent dans le but d’établir des croisements entre Moi, l’Autre et l’expérience du monde.
   Le récit s’empare de la tension provoquée par la force du désir qui conduit le Moi à sortir de lui-même, pour aller en direction de l’Autre, dans un mouvement complexe, oscillant entre extériorité et intériorité des sujets désirants et désirés. En prenant de la distance par rapport à une pensée de la division, afin de privilégier la métaphore du désir comme médiation, il va effacer le sens de la frontière perçue comme limite et obstacle conduisant à la négation de l’Autre, pour renforcer la notion de frontière au sens d’espace relationnel de la compréhension de la diversité, de contact et d’apprentissage avec l’Autre, de fascination pour l’Autre.
   Qu’un jour l’une des tactiques indiennes ait été révélée à un Blanc est sans doute exceptionnel ; que ce Blanc ait été une femme, guère plus qu’une enfant, est assurément unique ; mais que cette femme ait pu non seulement la comprendre mais également l’adopter et en user, et qu’elle lui ait dû, tout ensemble, le pouvoir et l’esclavage, justifie — je pense — que cette chronique soit racontée plus de cent ans après les événements, alors qu’une même poussière muette recouvre le Sénat et les ossements des Indiens. (Brizuela : 2006 : 29-30)
   En signalant l’absence des Indiens aujourd’hui « au point de ne pouvoir se les figurer » (Brizuela, 2006 : 33) la proposition de la fiction de Brizuela consiste à instaurer, par l’imaginaire, un mode de compensation de cette absence en les plaçant à l’origine d’un processus d’apprentissage, pour en faire les passeurs d’une culture à imiter. Ce faisant, il adopte un parcours inverse à celui de l’expérience historique frustrée du processus de traduction culturelle entre deux mondes. La culture indigène apparaît comme un modèle à imiter, à comprendre et s’approprier. Se mettre à la place de l’Autre pour imaginer « comment cet Indien les voyait » (Brizuela : 2006 : 38), ainsi procède Rosario, « jusqu’à adopter le petit trot pétulant dont les Indiens lui avaient offert la démonstration le jour précédent » (Brizuela : 2006 : 40). La compréhension finit par la conduire à dépasser la peur de l’Ennemi, bien que la fiction montre les limites de cette « approximation ». La mise en scène de la traduction culturelle, réalisée par la fiction, présuppose le passage, l’échange, qui se manifeste dans le comportement de l’Indien quand, à son tour, il se met à imiter Rosario. Nous y voyons une signification nouvelle, donnée par le texte, à la chasse des Blancs par les « Sauvages ». En réécrivant des scènes emblématiques de la représentation de la pampa, la fiction va la figurer comme un espace ouvert à des rites partagés par les gens de la frontière, comme s’il était possible d’effacer un passé de violence, dans lequel le conflit radical entre les Blancs et les Indiens a conduit les élites à construire des forts et creuser des tranchées pour démarquer la séparation entre les territoires.
   Le récit effectue un détournement significatif dans la représentation de la pampa inspirée de la tradition de la littérature nationale de frontière en superposant les images qui la présentent exclusivement comme un territoire menaçant et inhospitalier, peuplé de sauvages barbares, avec d’autres visions possibles. L’intérêt réside, ici, dans la production d’images d’un territoire de médiation, perméable à la traversée des habitants de la frontière capables de partager le plaisir de la parcourir. Le fragment que nous transcrivons ci-dessous illustre parfaitement cette volonté d’écrire une autre histoire, un autre type de relation possible entre le désert et ses habitants, en soulignant la sensation de bien-être éprouvée par Rosario et Vega dans la traversée du désert, et en éloignant momentanément de leur esprit la peur de la poursuite.
   Et par surcroît vint le jour où ils ne purent évoquer le passé sans incliner à croire que tout cela — la barbare nation argentine avec ses villages et ses corrals et ses bataillons, voire le monde indien avec ses tribus errantes et ses caciques tout-puissants — n’était qu’un mauvais rêve, qu’il n’y avait que plate étendue depuis la nuit des temps et que leur voyage immobile représentait le mode d’existence pour lequel Dieu avait créé l’homme : existence idéale en ce qu’elle s’adaptait aux incessantes fluctuations du climat et combinait harmonieusement la soif d’aventure des Indiens avec l’aspiration à l’éternité des Blancs sédentaires. (Brizuela : 2006 : 43-44)
   La fiction cherche à faire imploser les images stigmatisées du passé pour concevoir une expérience nouvelle en matière de relations interculturelles. Ainsi, en se servant d’histoires originales, elle se refuse à légitimer les images transformées en clichés, et donne une nouvelle signification au passé. Son ambition consiste à refonder un imaginaire capable de produire une nouvelle conscience et de redéfinir la relation à l’Autre. C’est la raison pour laquelle, dans la figuration élaborée par le récit, l’image de la complémentarité se substitue très clairement à l’opposition dichotomique, pour donner naissance à un espace d’intimité, autour de l’histoire d’amour et de désir, permettant de travailler simultanément les relations de jonction et d’opposition entre le Moi et l’Autre.
   Au début de l’intrigue, Rosario craint les Indiens, mais la peur se transforme en désir, en révélation amoureuse ; le vieux Vega, terrorisé par la poursuite, finit par reconnaître, dans le vieil Indien qui le talonne, celui qui l’a capturé lorsqu’il était enfant et l’a maintenu prisonnier. Rosario partage le désert avec le jeune cacique, pendant que Vega le partage avec le vieux chamane. Ce jeu de miroirs permet d’approcher des situations distinctes : la première évolue dans le sens d’un dialogue amoureux ; la seconde demeure enracinée dans la violence du passé qui se perpétue au présent. La fiction ne nie pas la violence de l’histoire, elle propose seulement un projet utopique en s’engageant dans la production d’un autre imaginaire, capable de démanteler la haine « insensée », en substituant la logique barbare de l’affrontement entre ennemis, qui oppose les militaires exterminateurs à des Indiens sanguinaires, par la logique de la médiation née de la conquête amoureuse : « En effet, entre ceux-ci et ceux-là, entre un groupe et l’autre de cette guerre centenaire s’était installée une intimité nouvelle et sans cesse renouvelée » (Brizuela : 2006 : 44). Cette « intimité », ce lien plus profond est possible dans la mesure où l’on comprend le chemin qui conduit à l’Autre — altérité désirée — ce qui suppose de s’être libéré au préalable de tout stéréotype sur l’Autre.
   Dans la conclusion de l’histoire, l’intelligence, la capacité d’organisation, l’esprit d’initiative, construisent un personnage féminin viril, hors des modèles traditionnels, comme le dénote l’inversion du sens de la poursuite. Alors qu’elle était prisonnière, inversant les règles du jeu, Rosario devient une chasseuse, et prend l’initiative de la relation amoureuse, en poursuivant et violant quasiment l’Indien, avant de subir les conséquences douloureuses de son acte et avant que l’identité de l’objet de son désir ne lui soit révélée : le jeune Indien qui a éveillé sa sexualité « n’était autre que le nouvel empereur des Pampa », le cacique Manuel Namuncurá.
   Dans la transgression des frontières imposées comme limite à la femme, Rosario découvre son identité féminine, le pouvoir de séduction et la réversibilité entre plaisir et douleur, propre au désir, ce que le texte traduit par l’antinomie entre pouvoir et châtiment dans la vision du personnage : la jouissance du pouvoir de séduction et le châtiment pour avoir enfreint les lois sociales et religieuses. Le dénouement surprenant fait coïncider plaisir et douleur, pouvoir et châtiment, pour montrer les limites de l’expérience de l’Autre. « Le point aveugle de la différence » (Lévi-Strauss : 1977), cette partie non assimilable de l’Autre, demeure intacte jusque dans l’intimité de l’acte amoureux.
   El placer de la cautiva s’approprie la géographie imaginaire de la frontière comme séparation pour faire émerger la notion de zone de contact, d’espace de médiation qui architecture le projet utopique de l’œuvre de Leopoldo Brizuela, fondé sur l’échange et l’entrelacement des ethnies et des cultures.





Bibliographie

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[1] Leopoldo Brizuela, Le plaisir de la captive, trad. B. Tissier, Paris : José Corti, 2006.

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