Soraya Lani, Université Bordeaux-Montaigne, AMERIBER
Quelle place pour les chamans dans le Brésil contemporain ? Représentations d’une spiritualité en crise dans quelques fictions de Moacyr Scliar
À l’intérieur de l’œuvre littéraire de l’écrivain brésilien Moacyr Scliar,
composée de plus de quatre-vingts ouvrages, la représentation de l’Indien a une
place considérable. Ses romans s’inscrivent dans une tendance de la littérature
brésilienne contemporaine[1] à
récupérer les épisodes de l’Histoire tout en revisitant et réévaluant le
processus de destruction et d’effacement des racines indiennes.
La particularité de la
représentation de l’Indien chez Moacyr Scliar s’appuie en outre sur un travail
de réécriture du passé amérindien s’ouvrant sur un dialogue avec ses racines
juives. Ainsi, les figurations de l’Indien se prêtent également à un projet net
de quête de l’altérité marquée par une progressive identification entre ses
personnages juifs et indiens. En élisant l’Indien en tant qu’instance
privilégiée de l’altérité, Moacyr Scliar rend visible les préjugés, le
processus de déterritorialisation et la crise identitaire qui rapprochent les
expériences vécues par ces deux ethnies tout au long de l’Histoire.
En vue de mieux cerner la
spécificité de la crise identitaire qui afflige les communautés indigènes dans
le Brésil contemporain, nous nous proposons d’analyser l’évolution du rôle de
chamans (les pajés) dans trois romans
de Moacyr Scliar : Os Vendilhões do
Templo (2006), Le Centaure dans le
jardin (1980) et Sa Majesté des
Indiens (1997). Notre choix tient compte de l’importance qu’ont ces
personnages à l’intérieur de l’organisation sociale indigène. En tant que
leaders spirituels, les chamans symbolisent la sauvegarde des valeurs et le
profond enracinement dans une culture ancestrale dont ils sont les gardiens.
Toutefois, dans le contexte désacralisant dans lequel ils agissent, exposés au
rouleau compresseur du processus d’occidentalisation, peuvent-ils encore jouer
leur rôle ? Suivons comment cette spiritualité en crise est revisitée et
réévaluée par l’écriture de Moacyr Scliar.
Dans le roman Os Vendilhões do Templo,
publié en 2006, l’écrivain privilégie dans une soixantaine de pages le contexte
historique du Brésil colonial, faisant revivre les aldeias[2]
jésuites où les missionnaires ont pu recréer un véritable espace chrétien
sédentaire au milieu des Indiens. Le récit relate l’histoire d’une mission[3]
dirigée par le père Manuel, située à l’intérieur de la région sud du Brésil, en
1635. Ce dernier, assez vieux, fait appel au jeune jésuite Nicolau Veiga pour
remplacer l’un des siens décédé et ainsi poursuivre son travail missionnaire.
Mais trois jours après l’arrivée de Nicolau Veiga, le père Manuel décède
subitement, sans lui avoir appris le guarani. Dès lors, l’impossibilité de
pouvoir communiquer avec la tribu devient le fil conducteur de l’histoire et
source d’une atmosphère de suspicion envers les Indiens qui seraient en train
d’organiser une rébellion. Dans ce contexte, l’arrivée d’un pajé d’une autre tribu, à qui les
Indiens font appel pour guérir une fillette, est interprétée par Nicolau Coelho
comme une menace contre sa position de leader religieux ; il montre
clairement que les Indiens se trouvent à mi-chemin entre les deux croyances. De
plus, cette brève rencontre entre le jésuite et le pajé signe la perte du monopole du sacré d’un pajé qui, quoique furieux, ne se bat plus pour défendre son
statut :
Le vieil indien le regarda. Dans son regard, la surprise céda aussitôt place à la furie. Il se rendait lui aussi compte de la situation. Il savait lui aussi qu’il s’agissait là d’un moment décisif. Et il aurait pu, ici même, diriger une rébellion contre le prêtre, une rébellion aux résultats imprévisibles. Mais il ne fit rien. Pour une raison quelconque, il ne fit rien. Il se leva et, en silence, s’en alla[4].
Moacyr Scliar expose ici au lecteur la compétition entre jésuites et pajés autour du contrôle du sacré. L’historiographie
nous apprend que la haine des jésuites envers les pajés s’installe dès le début du travail missionnaire lorsque les
jésuites se déplacent dans les villages afin de baptiser en masse les Indiens.
Dans la vision des pajés, les
jésuites étaient les émissaires de la mort, pouvant la véhiculer à travers le
baptême, le chant, voire par leur seule présence. La conséquence immédiate de
leurs paroles était la fuite des Indiens vers l’intérieur du Brésil. Dans ces
tribus « non civilisées », les pajés
ont dirigé vers la fin du XVIe siècle de véritables mouvements
messianiques de résistance, le plus célèbre étant celui de la Santidade de
Jaguaripe dont la documentation demeure vaste grâce aux archives de la visite
au Brésil de la Sainte Inquisition, en 1583-1584[5].
Toutefois, ces mouvements de résistance isolés n’ont pu faire face aux descimentos, lorsque les jésuites
parvenaient à convaincre les Indiens de les suivre, en les regroupant dans les aldeias jésuites. Avec la
sédentarisation se sont rapidement propagées les épidémies mortelles[6], les
jésuites prenant en charge la gestion des âmes des malades et du sacré. Certes le
pouvoir religieux des jésuites n’avait pas plus d’effet que les pouvoirs
magiques des pajés face aux maladies
mortelles apportées par les Blancs. Mais si les malades préféraient la présence
à leur chevet d’un jésuite à celle du pajé,
c’est que leurs rapports à la maladie révélaient deux visions du monde
divergentes, comme le rappelle Maria da Glória Kok. Lorsque le pajé, après avoir procédé au traitement
de la maladie, ne voyait pas chez le malade l’effet souhaité, ce dernier était
« abandonné de tous à son propre sort, jusqu’à ce que la mort s’installe
irréversiblement[7] ».
Le mort recevait d’ailleurs davantage d’attentions que le malade : tous
les membres de la tribu se jetaient contre son hamac, se mettant à pleurer et à
crier contre celui qui avait déserté la vie.
C’est justement cette lacune présente dans la culture indigène, méprisant
la frontière entre la vie et la mort, qui est comblée par les jésuites,
puisqu’ils suivent le malade pas à pas dans son passage vers la mort. Dans la
conception jésuite, si l’Indien parvenait à se rétablir, la maladie était épreuve
et preuve concrète que Dieu l’avait accepté parmi ses ouailles : Il le
prouvait à travers Ses miracles, si le malade guérissait. S’il mourait, la
maladie devenait la porte d’accès à l’immortalité de l’âme, après une vie
hostile et douloureuse sur Terre.
Ces deux discours favorables aux jésuites ont été assimilés par une
cosmogonie indigène en pleine crise. C’est pourquoi dans Os Vendilhões do Templo, le pajé
comprend que sa bataille contre le jésuite est perdue d’avance. Après avoir
chassé le pajé, le père Nicolau Veiga
joue son véritable rôle de jésuite et l’épisode prend la forme d’un rituel
initiatique affronté avec succès. Restant au chevet de la fillette, il prie et
soulage sa fièvre avec des compresses d’eau froide. Une fois la fillette
sauvée, il devient le nouveau guide spirituel et politique de la tribu.
Si, dans Os Vendilhões do Templo,
Moacyr Scliar revisite les interstices de l’histoire coloniale, faisant du
conflit entre pajés et jésuites l’origine
de la crise identitaire des chamanes, dans Le
Centaure dans le jardin (1980), le pajé
des années 1970 doit faire face à un autre type de rupture identitaire. Le
roman met en scène le centaure Guedali dont l’aspect hybride ouvre le débat
autour de ses trois filiations : la brésilienne, la gaucha et la juive. L’identité « centauresque » du
personnage est un moyen de réfléchir non seulement à la condition hybride du
juif de la diaspora, mais aussi à son identité régionale, l’état du Rio Grande do Sul, fondée
sur le mythe du « centaure des pampas[8]»,
image fusionnelle de l’homme gaucho et de son cheval.
Néanmoins le centaure
de Moacyr Scliar n’accepte pas cette duplicité homme-cheval, ni comme donnée
naturelle, ni comme symbole de fusion entre l’homme et son cheval. Marqué par
l’hétérogénéité de son identité, Guedali se voit plutôt contraint à dresser son
cheval, à le transformer en fidèle compagnon ou à l’arracher définitivement de
lui. Pour cela il entame un long périple qui commence dans une ferme dans le
Rio Grande do Sul, se poursuit à São Paulo, au Maroc, avant de revenir dans
l’ancienne ferme de ses parents, au Rio Grande do Sul où il est né.
Au cours de cette
dernière étape, après qu’une opération chirurgicale lui a ôté sa partie équine,
il fait la rencontre avec un Indien apprenti pajé, connu sous le nom de
Peri. Allusion transparente à l’indien inventé par l’écrivain romantique José de Alencar. Mais le Peri
de Moacyr Scliar est un homme loqueteux et édenté, qui ne peut plus vivre dans
son espace naturel et est obligé de vendre sa force de travail aux Blancs. Cela
l’amène à des déplacements constants, frénétiques, entre la ville et la forêt,
loin de l’errance et du nomadisme d’autrefois, lorsque les pajés-caraíba[9], animés
par leurs visions prophétiques, invitaient les Indiens à chercher la Terre sans
Mal.
En ville, l’apprenti pajé est perçu comme un être étrange ou un paria ; dans le
milieu rural et sauvage, il est l’image frappante de la fracture identitaire
provoquée par le processus d’occidentalisation, qui sanctionne la perte irréversible
de l’aura sacrée de ses ancêtres. Se présentant à Guedali comme un apprenti de pajé-açu ou caraíba, le Peri scliarien cède aux sollicitations de celui qui
veut redevenir centaure, en lui faisant croire qu’il a le pouvoir de
transformer un être humain en une créature hybride.
Excité par la possibilité de mettre en pratique
ses savoirs magiques, Peri s’apprête en vain à organiser le rituel qui
transformera un « homme normal » en homo caballus. Guedali relate le déroulement de cet échec :
Le vent se leva. Aussitôt après, une pluie serrée s’abattit sur nous.— C’est la pluie ! s’écria Peri enthousiasmé. C’est la pluie ! Nous sommes sauvés ! Ma prière a fait son effet !— Quel effet ? Je m’assis, soulevai une jambe de mon pantalon. Naturellement c’était de la peau. Rien que de la peau blanche et des poils noirs. Et mes pattes, Peri ?— Quelles pattes ? fit-il. Ce qu’il nous faut maintenant c’est la pluie, patron ! S’il pleut, c’est parce que ma prière a fait pleuvoir[10].
Mais si la métamorphose de l’homme en animal est hors
du champ d’action des pajés tupi, elle
reste un pouvoir des pajés guaranis selon Maria da Glória Kok[11]. C’est
pourquoi, si Péri était un pajé guarani authentique, il aurait pu dans le
meilleur des cas transformer Guedali en cheval. Mais Guedali lui demande trop
en voulant redevenir centaure. L’extrait cité montre clairement que le Péri
scliarien n’a pas le pouvoir de transformer la nature des êtres, en dépit de l’atmosphère
de réalisme magique du roman si propice à l’action du surnaturel,
l’extraordinaire et l’insolite. De ce fait, l’apprenti pajé de Moacyr Scliar relève plutôt de l’imposteur, ou du
« faux pajé » qui, à
l’époque contemporaine, se contente de « magies crédibles », cohérentes
avec le cycle de la nature et le monde réel des hommes, telle la pluie dont il
attribue la manifestation à ses dons extraordinaires.
Jusqu’ici nous avons vu que la fiction scliarienne
ne brosse pas un portrait favorable des gardiens de la culture ancestrale
indigène. Dans les temps coloniaux de Os
Vendilhões do Templo, les pajés
sont expulsés de leurs tribus et interdits de pratiquer leurs pouvoirs ; à
l’époque contemporaine du Centaure dans
le jardin, ils sont dépourvus de l’aura sacrée des ancêtres et privés de
leurs pouvoirs magiques. En revanche, Sa
Majesté des Indiens, publié en 1997, propose un entre-lieu à l’action des pajés , autorisant un certain retour à la
sacralisation, la cohabitation des modes de guérison de la tradition et de la
modernité. Si le pajé reconnaît les
limites de ses pouvoirs magiques dans la société contemporaine, il ne renonce
pas pour autant à son rôle ni à son statut.
Des
œuvres de Scliar, Sa Majesté des Indiens
se distingue en faisant de la question indigène un fil de tout le récit. Le
roman résulte d’une recherche historique sur la vie du célèbre médecin juif
russe Noel Nutels, qui a introduit la pénicilline dans la réserve indigène du
Xingu, pendant les premières années de la dictature militaire[12].
Cette fiction historique s’insère dans les songes du protagoniste juif anonyme
qui interpole l’identité juive et l’identité indigène. Par le biais de la
construction d’un imaginaire utopique basé sur la fusion identitaire des
minorités ethniques opprimées, le narrateur ouvre le débat autour des points
qui relient l’histoire des juifs et celle des Indiens, tels que les préjugés,
l’exil et la Terre Sainte.
C’est justement dans
cette atmosphère utopique, si propice à la réconciliation, que le rôle des pajés est réévalué par Moacyr Scliar. Le
narrateur anonyme imagine une rencontre entre Noel Nutels et un vieux pajé, à la suite du succès de
l’application de la pénicilline chez les malades de sa tribu. Le pajé s’interroge sur le pouvoir magique
de la poudre blanche qui serait bien supérieur à toutes ses techniques
ancestrales. Malgré la sympathie et l’hospitalité de Noel envers le pajé, celui-ci voit le médecin comme un
rival, un potentiel ennemi qui pourrait prendre sa place de guérisseur. Face à
la blancheur éclatante de la pénicilline, symbole du pouvoir uniformisateur de
la civilisation blanche, le pajé
prend conscience que sa bataille est perdue d’avance :
C’est une poudre blanche. Innocente en apparence, mais, le pajé en est sûr, ici se trouve concentrée une formidable énergie, une énergie supérieure à celle de toutes ses plantes, toutes ses prières, toutes ses fumigations. Le blanc de cette poudre est le blanc absolu. […] C’est le rêve du néant absolu : pas de maladies, bien sûr, mais pas de corps peints non plus, pas de bêtes colorées, pas de fruits savoureux, rien de rien de quoi que ce soit[13].
Mettant en avant la compétition
pour le monopole de la guérison, cet extrait est également révélateur du danger
de l’assimilation auquel les Indiens des réserves sont exposés lors du contact
avec les Blancs. Si la médecine occidentale permet de sauver leurs vies, elle
menace la préservation de leur modus
vivendi. À quoi bon redonner le souffle de la vie à l’Indien si c’est pour
le rendre blanc ? Ces questionnements traversent l’esprit du pajé qui voit dans la blancheur de la
pénicilline la métonymie d’une civilisation fondée sur une homogénéité
culturelle stérilisante.
Dans ce nouveau contexte,
comment peut-il continuer à jouer son rôle de pajé ? Au milieu de cette crise identitaire qui s’installe, il
imagine son avenir. S’il prenait la voie de l’assimilation et décidait de
devenir médecin pour guérir sa tribu, ce geste ne se ferait pas sans le risque
d’un échec de l’intégration, ni la garantie du respect des siens. De plus, les
esprits des ancêtres le hanteraient certainement à vie pour avoir renié sa
culture. À la fin de ses élucubrations, il finit par trouver la solution, en
acceptant d’être fidèle à la tradition malgré tous les fléaux d’ordre
environnemental et culturel qui l’empêchent d’exercer pleinement ses dons
ancestraux.
Par le biais de ce
personnage, Moacyr Scliar montre que la douleur de la rupture identitaire peut
être encore plus intense si l’Indien finit par céder à l’attrait de la société
occidentalisée. L’être hybride qu’il devient ne trouve place nulle part, il
subit une marginalisation encore plus éprouvante que celle engendrée par la fidélité
à ses origines. C’est la raison pour laquelle le pajé de Sa Majesté des
Indiens décide de jouer le rôle qui est le sien. Tout en étant conscient
que ses pouvoirs magiques ne sont plus assez puissants pour guérir les maladies
actuelles, il tient bon et garde espoir que, dans un avenir proche, les hommes
reviendront vers lui pour qu’il guérisse maux du corps ou maux de l’âme. Ce
jour-là, son aura lui sera restituée, au moins, en partie.
Bibliographie
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Vainfas, Ronaldo, A Heresia dos índios: catolicismo e rebeldia no Brasil colonial,
São Paulo, Companhia das Letras, 1995.
[1] À propos des écrivains
brésiliens contemporains qui insèrent la thématique indianiste dans le but de
promouvoir une révision de l’Histoire coloniale tout en récupérant la voix de
l’Autre, nous pouvons citer : Luiz Antônio de Assis Brasil, Breviário
das terras do Brasil, Porto Alegre, Mercado Aberto, 1997 ; Antônio
Callado, A Expedição Montaigne, Rio
de Janeiro, Nova Fronteira, 1982 ; du même, Concerto
Carioca, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1985 ; et aussi Quarup : romance, Rio de Janeiro,
Nova Fronteira, 1984 ; Antônio Torres, Meu
querido canibal, Rio de Janeiro Record, 2000 ; Bernardo Carvalho, Nove noites, São Paulo, Companhia das
Letras, 2002 ; Darcy Ribeiro, Maíra,
Rio de Janeiro, Record, 1989 ; et Utopia
selvagem. Saudades da inocência perdida: uma fábula, Rio de Janeiro, Nova
Fronteira, 1982 ; João Ubaldo Ribeiro, O
Feitiço da ilha do pavão, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1997.
[2]
Le terme « aldeia » ou « aldeamento » souligne le caractère
artificiel des villages jésuites créés pour mieux gérer l’évangélisation des
Indiens au Brésil. Ce lieu n’est cependant pas présenté comme une
« invention jésuite » mais comme une création du gouverneur Mem de
Sá, mis en place à partir de 1558, conseillé en cela par le provincial Père
Manoel da Nóbrega, après dix années de présence au Brésil. Charlotte de
Castelnau-L’Estoile, Les Ouvriers d’une
vigne stérile : les jésuites et la conversion des Indiens au Brésil
(1580-1620), Lisbonne-Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian/Commission
Nationale pour les Commémorations des Découvertes Portugaises, 2000, p. 107.
Certains historiens, comme Luiz Felipe de Alencastro préfèrent garder le nom d’aldeamento. Dans notre étude, nous
choisissons le nom aldeia, celui sous
lequel les jésuites le désignent à la fin du XVIe siècle. Cf. Luís Felipe de Alencastro, O Tratado dos viventes: formação do Brasil
no Atlântico Sul, séculos XVI e XVII, São Paulo, Companhia das Letras,
2000.
[3]
Dans la partie des Constitutions jésuites
concernant la « répartition dans la vigne du Christ », il existe deux
façons d’être réparti : soit « se rendre dans une région et dans une
autre », c'est-à-dire la mission (chapitres un à trois), soit « résider
de façon continue en certains lieux, comme c’est le cas des maisons et des
collèges » (chapitre quatre). La mission, s’opposant à la résidence fixe,
se définit par la mobilité, la précarité, elle est « en dessous du seuil
de résidence » jésuite. Cf.
« Constitutions, Examen premier et général », in Ignace de Loyola, Écrits,
Paris, Desclée de Brouwer, 1991. Or, à propos de cette itinérance, trait
fondamental de la mission, Charlotte de Castelnau-L’Estoile observe que les
jésuites ont dû adapter l’esprit de la Compagnie au terrain brésilien, créant
ainsi un système nouveau, connu sous le nom d’aldeamentos ou aldeias,
espace de « fixation de la mission » et lieu de résidence des
missionnaires. Pour l’historienne, l’aldeia
jésuite est un espace qui entretient des relations d’extériorité et
d’intériorité avec la Compagnie. Elle se caractérise à la fois par « son
rapport à l’autre », car c’est un village d’Indiens, et par son
« rapport au même », puisque c’est également le lieu de résidence de
plusieurs jésuites. La mission, en revanche se définit presque exclusivement
dans son « rapport à l’autre », ceux vers qui le missionnaire est
envoyé ; le « rapport au même » est réduit puisque la présence
jésuite est ramenée au strict minimum et qu’il y a une mobilité permanente (Charlotte de Castelnau-L’Estoile, op. cit., p. 122).
[4] « O velho índio mirou-o. Em
seu olhar, o espanto logo deu olhar à fúria. Também ele se dava conta da
situação. Também ele sabia que aquele era um momento decisivo. E poderia, ali
mesmo, comandar uma rebelião contra o padre, uma rebelião de resultados imprevisíveis.
Mas não o fez. Por alguma razão, não o fez. Levantou-se e, em silêncio, se
foi », Moacyr Scliar, Os Vendilhões
do Templo, São Paulo, Companhia das Letras, 2006, p. 167. Nous traduisons.
[5] Dirigé par le caraíba Antonio,
le mouvement de la Santidade de Jaguaripe proclame la prophétie de la Terre
sans Mal et enjoint les Indiens à quitter leurs maîtres et aldeias jésuites pour retrouver leur liberté et leurs anciennes
croyances. Pour les missionnaires de la Compagnie, l’affaire de Jaguaripe
constitue dans une certaine mesure l’échec de leur évangélisation, puisque les
Indiens fuient les aldeias jésuites.
Elle montre surtout que leur méthode d’évangélisation, centrée sur les fêtes et
les cérémonies, se retournent contre eux puisqu’elle est détournée par les
Indiens. Maria da Glória Kok observe que la spécificité de l’hybridité de ce
mouvement s’appuie à la fois sur une base religieuse essentiellement indigène
et un apparat matériel et ornemental provenant de l’univers chrétien. Ainsi, la
construction de l’église, de l’autel, de la sacristie, l’utilisation de la
croix et de noms chrétiens pour la hiérarchie sacerdotale tels que Pape, sainte
Marie, saint Louis, indiquent l’assimilation d’éléments chrétiens réinterprétés
par la culture indigène. Cf. Maria da Glória kok, Os Vivos e os
mortos na América portuguesa: da antropofagia à água do batismo, Campinas,
Editora da Unicamp, 2001, p. 140. Cependant cette réinterprétation comme
le souligne Ronaldo Vainfas n’était pas synonyme d’ignorance religieuse,
puisque la sainteté inversait les pratiques chrétiennes et réinterprétait les
symboles chrétiens dans le but de s’insurger contre le système colonial. Un bon
exemple de cette inversion était la pratique du « dé-baptisme » et la
fixation de la croix à l’entrée de l’église, et non pas au centre, lieu réservé
à l’adoration d’une idole indigène, ressemblant aux anciens maracás. Cf. Ronaldo Vainfas, A Heresia dos índios: catolicismo e rebeldia no Brasil colonial,
São Paulo, Companhia das Letras, 1995, p. 107.
[6]
Bien que les sources sur les maladies qui ont ravagé les populations indigènes
soient restreintes, il est connu que la variole a été le plus grand facteur de
mortalité au XVIe siècle. D’après les statistiques d’Eulália Maria
Lahmeyer Lobo, la variole a décimé la population indigène dans les périodes
comprises entre 1554-1555, 1561-1564 et 1570-1597. Des cent trois mille tupinambá
qui vivaient en 1501 aux alentours de la capitainerie de Rio de Janeiro, il
n’en restait plus que sept mille en 1600. Eulália Maria Lahmeyer Lobo, « Bartolomé de las Casas e a lenda
negra », in Ronaldo Vainfas
(dir.), América em tempo de conquista,
Rio de Janeiro, Editora Jorge Zahar, 1992, p. 112.
[7] Maria da Glória Kok, Os Vivos e os mortos na América portuguesa:
da antropofagia à água do batismo, Campinas, Editora da Unicamp, 2001, p.
28.
[8]
Le Partenon Littéraire, créé en 1868, propose l’image d’un gaucho
littéraire issu de la génération des fils de la Révolution « Farroupilha » et diffuse pour la
première fois l’image du « centaure des pampas ». À l’époque,
l’écrivain Apolinário Porto Alegre se sert de la figure du « monarque des coxilhas » pour intituler son
conte. D’après Sandra Pesavento, cette perception du gaucho en tant que monarque — homme de grande opinion — remonte au
roman de José Antônio do Vale Caldre Fião, intitulé « O Corsário »,
publié en 1849. Plus tard, on ajoute l’idée de « coxilha », et avec
elle, l’emprise de l’espace-temps des pampas. Par ailleurs, l’expression
« centaure des pampas » peut être attribuée à l’écrivain José de
Alencar, qui, dans son roman O Gaúcho,
publié en 1870, emploie l’expression pour désigner le gaucho. L’image construite par José de Alencar s’intègre
explicitement dans un projet d’idéalisation de la figure de l’homme du Rio
Grande do Sul. Entre l’homme et son cheval s’instaure une symbiose constitutive
de la représentation d’un noble vaillant et d’un chevalier libre. Sandra Pesavento, « Ressentimento e
ufanismo: sensibilidades do Sul profundo », in Stella Bresciani, Márcia Naxara (dir.), Memória e res(sentimento): indagações sobre uma questão sensível,
Campinas, UNICAMP, 2004, p. 227.
[9]
Les caraíbas affirmaient être les
descendants des dieux ou des héros civilisateurs tupi, mais en aucun cas des
hommes ordinaires. Selon Ronaldo Vainfas, la conception des caraíbas est due aux mères, ce qui
exclut l’ascendance patrilinéaire des Tupi. Ce discours les plaçait au-dessus
des animosités entre tribus. Toutefois, si en tant que « caraíbas terrestres » ils ne
possédaient que des mères, en tant que « caraíbas mythiques », ils admettaient avoir des pères, car
c’est de père en fils que les héros se succédent dans la mythologie tupi :
Ronaldo Vainfas, A Heresia dos índios…, op. cit., p. 113.
[10]
Moacyr Scliar, Le Centaure dans le jardin,
Paris, Presses de la Renaissance, 1985, p. 246.
[11]
Selon les croyances des guarani, le pajé-açu
ou le caraíba avait le pouvoir de
transformer l’homme en animal. La
forme animale préférée était celle du jaguar. Voir Maria da Glória Kok, Os Vivos e os mortos…, op. cit.,
p. 139.
[12]
En 1961, les frères Villas Bôas contribuent à l’établissement du parc du Xingu,
en Amazonie, tenu à l’époque pour un projet novateur. Dans ce « havre de
paix » se fixent seize groupes indigènes, dont certains échangent leurs
terres ancestrales situées à l’extérieur du parc contre la sécurité et la santé
dans son enceinte. Lors du coup d’État militaire de 1964, le travail
humanitaire réalisé par Noel Nutels et d’autres combattants de la cause
indigène devient de plus en plus difficile au Xingu. Pendant vingt ans, les
militaires travaillent à la création d’une société urbaine et industrielle en
marge du système capitaliste mondial, basée sur le rationalisme technique. Avec
pour slogan « Brésil Grande Puissance », les dirigeants aspirent, du
point de vue économique, à accélérer la production industrielle ; du point
de vue politique, à légitimer la puissance de l’État par la maîtrise du
territoire et de ses frontières. Dans ce contexte, l’Amazonie, depuis toujours
isolée des autres régions, devient le centre d’intérêt des militaires. Ils y
lancent un vaste programme d’implantation de projets macroéconomiques destiné à
garantir une position de puissance régionale. Il s’agit de rattacher la région
amazonienne au reste de la nation pour éviter qu’elle ne devienne la proie
d’intérêts étrangers. Le Plan d’intégration nationale de 1970 prévoit un réseau
routier transamazonien et la colonisation des terres vierges le long de ces
axes. Les Indiens sont chassés de leurs terres, pour laisser place à
l’installation de barrages, de mines, de routes et de fermes d’élevage. Les
conséquences sont désastreuses pour les tribus, un grand nombre succombe aux
maladies mortelles : résultats de l’invasion de leurs terres et de la
déstabilisation de leur environnement socioculturel. Si l’on estime qu’ils
étaient cinq millions à l’époque de la découverte du Brésil en 1500, ils
n’étaient plus que cent mille à l’époque de la dictature, et considérés en voie
de disparition. Pour plus de détails,
cf. Conselho Indigenista Missionário (Cimi), Outros 500: construindo uma nova história, São Paulo, Editora
Salesiana, 2001.
[13]
Moacyr Scliar, Sa Majesté des Indiens,
Paris, Albin Michel, 1998, p. 151-152.
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