lundi 5 juin 2017

Sophie Croisy – Récupération et transfert des savoirs culturels : le rôle de la littérature amérindienne et de l’ethnopsychiatrie

Sophie Croisy, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, CHCSC


Récupération et transfert des savoirs culturels : le rôle de la littérature amérindienne et de l’ethnopsychiatrie

   

   L’interculturalité, notion souvent contextualisée « dans la prise de conscience des enjeux de la pluralité linguistique et culturelle issue des phénomènes migratoires[1] » est un processus aujourd’hui transversal à une multiplicité de champs disciplinaires ainsi qu’à bon nombre d’activités professionnelles, de projets culturels, sociaux, politiques tant dans les régions qu’au sein d’institutions et organisations nationales et internationales. Dans un monde globalisé, ce concept ainsi que les modalités de son existence concrète sont devenus des enjeux de taille dans l’organisation de la pensée et des activités humaines. Les réflexions menées sur les causes, caractéristiques et conséquences des rencontres interculturelles, dans multiples contextes donc, ont permis de développer cette problématique du partage, du transfert des savoirs d’un individu à un autre, d’un pays à un autre, d’une communauté disciplinaire, professionnelle ou culturelle à une autre.
   C’est en parallèle au déclin des empires coloniaux, au développement des mouvements pour les droits civiques (civil rights movements) aux États-Unis dans les années 1960 et des mouvements pour les droits humains (human rights movements) à travers le monde vers la fin du XXe siècle, ainsi qu’au développement d’une législation internationale en faveur des droits des minorités, que la problématique de la hiérarchisation des cultures, de la domination de certains savoirs et savoir-faire culturels au détriment d’autres, a été articulée notamment par les théoriciens de la pensée issus des communautés ou sociétés historiquement minorisées par la colonisation.
   Toujours historiquement, les relations entre « cultures[2] » ont été animées par une multiplicité de passions et d’agissements, dont l’inéluctable rapport de hiérarchisation, de domination qui fut et reste l’héritage de la colonisation. La rencontre interculturelle implique en effet un processus antagoniste, conséquence d’une définition des cultures ou aires culturelles basée sur la différence et non le commun, définition encore largement en vogue aujourd’hui dans les discours politiques nationaux. Ce processus antagoniste est insufflé par un positionnement théorique encore largement répandu qui prend sa source dans le phénomène de colonisation et les théories qui l’ont rendu possible, notamment la philosophie des Lumières, et qui opposent les savoirs définis comme non scientifiques aux savoirs dits scientifiques. Les premiers sont les savoirs appartenant aux populations « minorisées », « ethniques », qui portent rarement l’appellation de savoirs mais auxquels il est plus souvent fait référence en termes de folklores ou mythes. Les seconds sont ces savoirs dits « occidentaux », « modernes » ou encore « mainstream » : ce sont les savoirs qui « comptent » et dont leurs représentants les positionnent souvent comme des perspectives universelles.
   Comme l’écrit Duane Champagne, professeur de sociologie à l’UCLA et célèbre activiste amérindien, dans la préface du texte Indigenous Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization,
Contemporary theory should not, and cannot, continue to reflect the interpretations of colonial or even modernization positions that abstract past the continued presence of indigenous peoples and their ways of life. The need to include indigenous peoples in contemporary theory is […] the beginning of theories that provide more complete understanding and explanatory range about the diversity of human societies and their histories and cultures[3].
   Les théories scientifiques dites modernes, issues d’une diversité de domaines allant de la médecine à la philosophie en passant par la politique, n’ont pas encore suffisamment cherché à prendre en compte les perspectives de vie des populations souvent enfermées dans cette catégorie dite « ethnique ». De plus, les théories de la « pensée moderne », pour la plupart occidentales pour ne pas dire eurocentrées se sont longtemps positionnées comme théories universelles de l’humain, de son fonctionnement et des relations interhumaines.
   C’est cette tendance à l’universalisme ou au globalisme des théories modernes occidentales profondément logo- et ethnocentriques que les théoriciens de l’expérience autochtone remettent en cause aujourd’hui à travers le développement des Native American Critical Theories. Cette nouvelle culture philosophique incorpore des stratégies que l’essentiel des auteurs qui participent à son évolution définissent comme médiationelles, stratégies qui connectent différentes perspectives, différents points de vue, autochtones et non autochtones, différentes réalités historiques, philosophiques et politiques, dans un effort de transculturation[4] ou d’interculturation[5], phénomènes qui se caractérisent par une multitude de rencontres — osmoses, greffes, crases, hybridations[6] — à travers lesquelles « les cultures se produisent ensemble[7] » malgré leurs différences et leurs antagonismes.
   Les théoriciens qui participent à l’évolution de ce domaine de réflexion tentent d’accomplir ce qu’ils appellent des actes de traduction cross-culturelles en portant à l’attention de la culture dominante des alter-discours qui cherchent à déstabiliser les oppositions binaires (centre/marge, écrit/oral, théorie/pratique, économie/environnement, etc.) encore omniprésentes dans nos manières de penser l’autre et notre environnement. Pour ce faire, ces auteurs enracinent leur réflexion dans des problèmes concrets liés aux besoins de leurs communautés et s’engagent explicitement dans des analyses des réalités culturelles, sociales et psychologiques des communautés autochtones et des sociétés qui les englobent.
   La littérature amérindienne contemporaine est représentative de ce processus et a largement contribué à cette problématique du rapport entre savoirs culturels autochtones et savoirs coloniaux ou globalisés en abordant à la fois la violence de ces rapports historiquement basés sur une relation antagoniste et les possibilités de dialogues entre ces savoirs qui peuvent apprendre les uns des autres et soutenir ensemble les causes qui requièrent la coopération des sociétés humaines (telle la lutte pour la préservation de l’environnement) et ainsi promouvoir la médiation entre les cultures.
   Le texte Ceremony de Leslie Marmon Silko traite de la hiérarchisation problématique des cultures et des savoirs, de la sortie de l’histoire de certains savoirs culturels, conséquence de la colonisation, et des effets de l’acculturation sur l’état mental, la psychologie d’un individu né dans une communauté qui s’évapore progressivement dans le brouillard blanc, la fumée blanche des institutions et pratiques coloniales américaines dont il fait l’expérience à son retour de la guerre :
For a long Time he had been white smoke. He did not realize that until he left the hospital, because white smoke had no consciousness of itself. It faded into the white world of their bed sheets and walls; it was sucked away by the words of doctors who tried to talk to the invisible scattered smoke[8].
   Ce texte servira ici de base à la mise en exergue du phénomène de hiérarchisation des savoirs, des cultures, des individus dans l’histoire, et offrira le contexte introductif à la présentation d’une théorie transculturelle de l’identité qui a été, tout au long du XXe siècle, le fer-de-lance du processus de médiation entre les savoirs grâce à la formulation de nouvelles perspectives et pratiques transculturelles dans le traitement psychique des individus.
   Cette théorie est l’ethnopsychiatrie et nous en étudierons les caractéristiques en prenant comme support d’analyse le dernier film d’Arnaud Desplechin, Jimmy P : psychopathologie d’un Indien des plaines, film qui s’inspire du livre de Georges Devereux, Psychothérapie d’un indien des plaines : réalité et rêve, publié en anglais en 1951 sous le titre Reality and Dream et traduit en français en 1982. Ce texte regroupe trente entretiens psychothérapeutiques entre le célèbre ethno-thérapeute Georges Devereux et l’un de ses patients, un « Indien des plaines » nommé James Picard, traumatisé par son implication dans la deuxième Guerre mondiale et dont le processus de soin engagé par Georges Devereux se fonda sur la mise en place de méthodes thérapeutiques foncièrement transculturelles.
   Dans Ceremony de Leslie Marmon Silko, Tayo, un Indien Laguna du Nouveau Mexique, revient dans sa communauté après avoir combattu les troupes japonaises aux Philippines pendant la deuxième Guerre mondiale. Une des étapes de ce retour est le passage par l’institution médicale américaine qui s’avère incapable de comprendre le traumatisme de Tayo, un traumatisme dont le lecteur assume qu’il est la conséquence de l’implication de Tayo dans la guerre et de la perte de son cousin, qui avait la qualité d’un frère, au combat. Le traumatisme de Tayo est en fait plus profond et prend ses racines dans l’histoire de sa communauté et les violences psychoculturelles que cette histoire renferme — la « guerre blanche » étant un des éléments d’une toile traumatique complexe dans laquelle Tayo se débat pour survivre.
   Le passage par l’univers médical dit moderne au retour de la guerre agit comme un catalyseur, un révélateur de l’étendue du drame de Tayo. La blancheur de l’environnement médical dans lequel évolue Tayo renforce le sentiment d’enfermement dans un univers culturel homogénéisant qui participe à la désintégration, déjà bien entamée, de l’identité du personnage principal, une désintégration renforcée par la permanence des odeurs de produits aseptiques qui recouvrent puis éliminent les indices historico-culturels pouvant expliquer la meurtrissure de l’esprit du vétéran. Au sein de la structure hospitalière, Tayo devient presque invisible et parle de lui à la troisième personne. Il est désincarné, désintégré par la guerre blanche et l’institution médicale qui portent et symbolisent dans le texte un système de valeurs qui réduit l’autre et sa différence à néant. De retour dans sa famille, Tayo est incapable de dire son expérience de la guerre face à une communauté qui ne possède pas les outils de compréhension nécessaires pour assimiler les méthodes guerrières américaines :
He did not know how to explain what had happened… [his relatives] would not have believed white warfare—killing across great distances without knowing who or how many had died. It was too alien to comprehend, the mortars and big guns...Not even old time witches killed like that[9].
   L’évidente déconnexion identitaire de Tayo et le fait que son mal dépasse le contexte de son implication dans la guerre entraîne l’obsolescence de la cérémonie de guérison (the Scalp ceremony) organisée pour lui à son retour, une cérémonie de purification du corps et de l’esprit, reprise par de nombreuses tribus amérindiennes, à laquelle les combattants navajo devaient traditionnellement se soumettre après avoir commis des actes de violence guerrière, et ce afin de pouvoir participer à nouveau à la vie de la communauté. Old man Ku’oosh, un docteur Navajo qui se positionne à la rencontre des cultures Navajo et américaine et qui tente d’aider Tayo à comprendre son mal, est conscient des limites de cette cérémonie lorsqu’il dit,
There are some things we can’t cure like we used to’, … ‘not since the white people came. The other who had the Scalp ceremony, some of them are not better either[10].
   Silko définit le traumatisme de Tayo non pas comme une réponse au choc de la violence de la « guerre blanche », mais plus largement comme la conséquence du phénomène d’acculturation (dont l’implication dans cette guerre de l’autre est un élément) vécu par les communautés amérindiennes depuis la colonisation des Amériques, de la phagocytose culturelle d’une communauté détachée de l’histoire par la culture dominante qui construit son histoire et perturbe le fonctionnement des pratiques culturelles communautaires psychologiquement ré-équilibrantes en ébranlant les fondements spirituels et philosophiques de ces communautés et en imposant de nouvelles références culturelles qui relèguent les savoirs autochtones aux domaines de l’interdit, de l’oubli, de l’invisible. Silko met donc en évidence les conséquences désastreuses de la perte de repères culturels pour un individu qui se retrouve happé par un système de valeurs qui réglemente son existence à coups d’interdictions[11], de restrictions et de pratiques racistes--système de valeurs dont l’exercice finit par annihiler la réalité historique et psychique, et donc l’existence même, d’un groupe culturel dévalorisé.
   Cette absence de positionnement culturel et historique pour Tayo et les membres de sa communauté qui ont participé à la guerre est, dans le texte de Silko, une cause évidente de souffrance psychique. Le texte de Silko décrit alors tout le travail de ré-historisation de soi, de récupération des repères culturels perdus par Tayo, repères nécessaires à la compréhension de son trouble psychologique et du mal être de sa communauté. C’est grâce entre autres à l’intervention de Thought Woman, élément spirituel qui se retrouve incarné dans une série de personnages qui croiseront la route de Tayo, que ce dernier pourra retisser la toile de son histoire, à la fois communautaire et familiale, et ainsi prendre la mesure de la complexité des causes de son mal être :
The lines of cultures and worlds were dawn in flat dark lines on fine light sand, converging in the middle of witchery’s final ceremonial sand painting[12].
   Si le travail des sorciers navajo venus de loin il y a fort longtemps pour jeter un sort à l’humanité est présentée dans le texte comme la cause de la guerre entre les peuples, de la segmentation de l’humanité en cultures ennemies, de la violence des colonisateurs et donc des maux présents de Tayo et de sa communauté, Tayo comprend que cette histoire fait partie d’un réseau d’histoires qui doivent être connectées les unes aux autres, influencées les unes par les autres, réconciliées même, pour que ceux et celles qui les racontent le soient aussi :
He cried the relief at finally seeing the pattern, the way of all stories fit together—the old stories, the war stories, their stories—to become the story that was still being told[13].
   Silko, en reformant les liens entre Tayo et les personnages qui portent les savoirs culturels et spirituels de sa communauté (dont l’histoire des sorciers), met clairement en relief la relation forte entre récupération, revalorisation des savoirs culturels dans un contexte socio-culturel aliénant et reconstruction de la subjectivité d’un individu et d’une communauté. La fin du texte, cependant, semble insister sur la nécessité des rapports interculturels, du partage des savoirs entre communautés pour une évolution de ces savoirs et des individus qui les portent. La protection des savoirs communautaires et le transfert de ces savoirs d’une culture à une autre sont donc deux aspects essentiels du processus de guérison entamé par Tayo à la fin du texte.
   Ce processus de recontextualisation culturelle de soi et de connexion avec la culture de l’autre comme thérapie psychiatrique est l’un des concepts fondateurs de l’ethnopsychiatrie et de ses avatars (on trouvera le terme transcultural psychiatry aux États-Unis, par exemple). Cette praxis expérimentale qui reconnaît les composants culturels de la souffrance psychique est apparue comme une rupture épistémologique, une réaction de questionnement du bien-fondé de la psychiatrie traditionnelle qui elle s’inscrit, selon Tobie Nathan, dans « le procès général de mondialisation en proposant des produits estampillés au label “certifié rationnel”, “certifié universel”[14] ».
   La psychiatrie traditionnelle ne prend pas en compte les composants culturels dans l’analyse et le traitement des psychopathologies et s’en tient à des postulats universalistes, des savoirs disciplinaires aux contenus et contours définis par les acteurs du domaine dont les méthodes d’analyse et les pratiques rationnelles justifient le positionnement de la psychiatrie comme théorie de référence essentielle dans le traitement des pathologies psychiques.
   En opposition à cette démarche, l’ethnopsychiatrie se définit comme une psychiatrie transculturelle ou culturellement éclairée qui cherche à construire un dialogue diplomatique entre les méthodes thérapeutiques proposées par la psychiatrie — qui sont elles aussi le produit d’une culture et ne peuvent en aucun cas se positionner comme théories universelles du mal mental — et les racines, référents, objets et thérapies culturels spécifiques qui ont construit l’univers intérieur du patient. L’ethnopsychiatrie s’efforce donc de « comprendre la dimension culturelle des troubles mentaux et la dimension psychiatrique des cultures[15] ».
   Cette pratique thérapeutique culturellement hybride a pour prémisse une conception égalitaire des savoirs en présence et participe donc à la « démystification des savoirs[16] » et des « pouvoirs, ceux par lesquels un discours s’impose à un ensemble d’agents et impose un ordre social[17] ». Ce positionnement implique la redéfinition de la relation patient-thérapeute ou traditionnellement le thérapeute est celui qui sait, qui interprète, qui éclaire sur le mal et ses origines. Au contraire, dans un contexte ethnopsychiatrique, le patient devient un être récalcitrant qui peut remettre en cause le discours thérapeutique tel un contre-pouvoir en en questionnant sa valeur, sa portée en contexte ; le patient et le thérapeute sont partenaires dans le processus thérapeutique en y contribuant les savoirs et pratiques propres à leur sphère de connaissance — savoirs qui s’opposent, se rejettent, dialoguent, et parfois se combinent telle une « pensée fabricatrice[18] », ceci dans le but de construire collectivement un chemin, aussi chaotique soit-il, vers le mieux vivre pour le patient mais aussi de perturber, de remettre en question, de faire évoluer le positionnement de tous les acteurs du processus thérapeutique (donc du psychothérapeute et des théories et pratiques sur lesquels il ou elle s’appuie) dont les connaissances s’intègrent mutuellement, se désarticulent et se réarticulent autrement sous l’influence de l’autre.
   Dans le film d’Arnaud Despleschin, Jimmy P : psychopathologie d’un Indien des Plaines, le spectateur assiste à une représentation filmique des processus ethnopsychiatriques mis en place par George Devereux (joué ici par Mathieu Amalric), l’un des fondateurs de cette méthode thérapeutique transculturelle. James Picard, un Indien blackfoot et vétéran de la deuxième Guerre mondiale dont le traumatisme est comparable à celui de Tayo dans Ceremony, est victime de troubles psychiques récurrents : points de lumière devant les yeux, maux de tête débilitants, sueurs nocturnes, problèmes d’audition, etc. Les tests physiques et psychologiques traditionnels auxquels se soumet James Picard à l’hôpital psychiatrique où il vient chercher de l’aide, un hôpital spécialisé dans les « brain traumas », ne peuvent apporter d’explication à son mal être. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les tests psychologiques qui lui sont imposés pour tenter de déterminer le type de maladie mental dont il est affligé n’induisent aucune réponse chez James Picard qui exprime, face aux demandes des médecins et à leurs méthodes, son incompréhension du système médical. Ce système cherche à identifier l’état psychologique de James en imposant ses propres grilles de lecture des processus à l’œuvre dans le psychisme du patient. Le film montre également, à travers les interactions de James Picard avec la société et ses acteurs lorsqu’il obtient la permission de sortir de l’hôpital et dans sa relation aux divers travailleurs médicaux (infirmiers, gardiens, médecins), le racisme institutionnalisé qui a fait de lui un individu enfermé dans des stéréotypes (les infirmiers s’adressent à lui en utilisant le terme « chef »), privé de libertés (les docteurs le placent dans l’aile sécurisée de l’hôpital après qu’il soit rentré une fois en état d’ébriété d’une sortie en ville) et infantilisé : les médecins qui le traitent l’appellent soit « Jimmy » et non « James », soit « son » en anglais, terme que l’on pourrait traduire par « mon p’tit » en français. Les acteurs de ce système qui officialise l’incohérence de James Picard concluent, à la suite des tests qu’il passe et qui ne peuvent expliquer l’état de souffrance dans lequel se trouve le patient, que James Picard est en fait « just an Indian whose behavior we don’t understand »[19].
   Cette conclusion est symptomatique de l’enfermement de Jimmy dans cette catégorie culturelle homogène définie par la société américaine, celle de « l’Indien », « the Indian », une catégorie construite sur l’ignorance de la diversité et de la complexité de groupes socio-culturels amérindiens qui se voient réduits à un tout uniforme et sans grande substance puisque déterminé par un comportement vide de sens. Cette conclusion, caractéristique du déni de culture vécu par les communautés amérindiennes aux États-Unis jusque dans les années 1960, marque cependant le début d’une remise en question, d’une réflexion sur les limites de la psychiatrie comme théorie universelle de la pathologie psychique et sur la relation d’interaction entre le psychique et le culturel, ou plus spécifiquement entre les théories psychiatriques générales et les savoirs culturels spécifiques.
   Cette reconnaissance de l’échec à traiter le patient par la communauté médicale et l’intervention de Georges Devereux dans le traitement du patient marquent le début d’une nouvelle phase d’évaluation de l’état psychique de James Picard qui se caractérise par la création d’un espace de dialogue entre Devereux et Picard, un espace d’intérité[20] ou d’interpénétration entre théories psychiatriques et savoirs culturels spécifiques à une communauté, à un collectif identitaire. Devereux cherchera à mettre en place un rapport égalitaire avec Picard basé sur le dialogue interculturel, c’est-à-dire l’injection des savoirs de l’un et de l’autre dans le processus thérapeutique qui permettra la création d’un espace mental commun de questionnement et d’interprétation à la fois des rêves de Picard (le rêve représentant un lien interculturel entre les deux hommes puisque leurs deux domaines de connaissances valorisent leur interprétation) et de ses choix passés et présents dans le but de re-contextualiser, ré-historiciser la souffrance de Picard et de lui redonner sa dimension relationnelle. Picard peut alors prendre conscience des multiples rapports de pouvoir — à la fois familiaux, culturels et interculturels — qui ont construit son mal être psychique par accumulation, une accumulation reconnue par Picard lui-même lorsqu’il dit à Devereux : « If a man keeps on taking these things they pile up and it gets to be too much[21] ».
   Cet espace d’échange non-hiérarchique entre Picard et Devereux qui met en avant certaines différences philosophiques, des incompatibilités spirituelles, des incompréhensions mais aussi des moments de communion et de complicité entre les deux hommes, permet à Picard de progressivement s’approprier le processus thérapeutique en en devenant l’agent, celui qui le construit en décidant de sa direction, en interprétant ses rêves, ses comportements sociaux, en apportant ses propres réponses aux questions qu’il se pose, en étant celui qui « figure it out » et en proposant des changements à son comportement vis-à-vis de l’autorité qui l’infantilise, etc.
  Bien sûr, Arnaud Desplechin offre au spectateur une représentation filmique de l’ethnopsychiatrie qui ne fait ici qu’esquisser les caractéristiques transculturelles et atouts diplomatiques de cette thérapie et n’aborde pas les difficultés de sa mise en place et les limites de son succès. Cependant, ce film s’inscrit parfaitement dans un contexte géopolitique contemporain globalement conflictuel entre communautés culturelles, conflits qui prennent leurs racines dans la relation de domination d’une communauté sur une autre, d’un système de valeur sur un autre. La représentation de l’ethnopsychiatrie offerte ici revendique des approches thérapeutiques basées sur le débat contradictoire entre domaines de connaissances, sans hiérarchisation des personnes ou des savoirs, et cherche donc à développer une théorie de l’identité en contexte qui lie des systèmes de pensée différents.
   Je conclurai sur l’idée que ce processus de rapprochement et de fusion des savoirs est essentiel aujourd’hui et que les textes et méthodes qui cherchent à développer quelque forme d’inter-connaissance culturelle que ce soit, particulièrement dans le domaine de la psychologie/psychiatrie, sont cruciaux pour le développement du potentiel de rapprochement entre communautés culturelles en conflit autour de problématiques contemporaines dans les domaines sociaux, économiques, environnementales, etc. Ce processus valorise la nécessité de repenser, de mettre en question les théories, valeurs, pratiques sur lesquelles les communautés dites majoritaires se basent pour construire et produire le monde. Le bénéfice d’un tel travail d’imbrication, de circulation des idées et des pratiques permet la mise en place d’espaces de collaboration entre champs de connaissance ainsi que la remise en question des systèmes de pensée et des pratiques monolithiques et hégémoniques que la mondialisation et ses acteurs nationaux et internationaux répandent et font perdurer. La création de ces espaces semble une étape essentielle à l’élaboration de stratégies méthodologiques et organisationnelles nouvelles pour aborder les multiples enjeux du monde contemporain, tel l’enjeu du vivre ensemble interculturel et de la lutte citoyenne contre les effets néfastes de la globalisation. Pour construire une histoire positive commune aux communautés culturelles d’un même pays ou d’une même région du monde, sans doute faut-il commencer par comprendre les traumatismes qui ont marqué ces communautés ainsi que le rôle qu’a joué telle communauté dans le traumatisme de telle autre. Mais si les histoires nationales, études sociologiques, philosophies modernes et œuvres de fiction ont participé à ce travail de médiation interculturelle, le travail de prise de conscience de l’identité de l’autre culturel et des limites de son altérité doit aussi se faire à l’échelle de l’individu.
   Comme l’écrit Kenneth J. Gergen[22], l’un des rôles du travail du psychothérapeute moderne est de développer un effet de la psychothérapie que Gergen a nommé la « confluence créative » et qui se construit avec le patient grâce à l’élargissement à la fois des pratiques méthodologiques et du champ d’impact thérapeutique. Il s’agit ici d’étendre les limites de la thérapie, c’est-à-dire de prendre « en considération l’apport de voix multiples » qui permettent d’expliquer la « signification de son monde au client », une nouvelle vision de la thérapie qui a notamment permis le rapprochement du spirituel et du thérapeutique, longtemps séparés car définis en opposition. Le deuxième aspect de cette confluence créative est la « disparation progressive de la distinction entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur de la thérapie », c’est-à-dire que le thérapeute créera « des pratiques combinées empruntant des éléments à des traditions disparates et à des circonstances extérieures » basées sur « les discours prometteurs qui circulent dans la culture » et qui conduiront au « mélange créatif entre pratiques traditionnelles et mentalités » afin notamment de mettre en avant « l’importance du texte historique et culturel dans nos luttes avec l’identité personnelle ». Une mise en contexte au sens large de l’individu, comme le fait l’ethnopsychiatrie, semble en effet être un élément essentiel au mieux-être et au mieux comprendre l’autre et le monde. Le thérapeute du futur sera donc amené à porter son attention sur tout ce qui construit un individu, et donc à « des problèmes comme l’environnement, les sensibilités esthétiques, les conflits religieux, les nouveaux médias » et de « la globalisation » dans tous ses aspects, notamment celui de la conscience de l’existence globalisée de l’être humain. Cette conscience individuelle est une étape essentielle, bien loin d’être acquise aujourd’hui, au  rapprochement interculturel et à la lutte citoyenne contre tous les défis globaux contemporains telles les luttes pour la préservation de l’environnement, contre l’omnipotence du libéralisme économique, les discriminations, les communautarismes fascisants et les mouvements identitaires obscurantistes, conséquences de politiques économiques et sociales, nationales et globales, profondément anti-citoyennes.

Bibliographie

Blanchet, Philippe et Daniel Coste. Regards critiques sur la notion d’ « interculutralité ». Pour une didactique de la pluralité linguistique et culturelle, Paris, L’Harmattan, 2010.
Desplechin, Arnaud. Jimmy P. : psychothérapie d’un indien des plaines, Why Not Productions, 2010, 1h58.
Hall, Thomas D. et James V. Fenelon. Indigenous Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization, Boulder, Paradigm Publishers, 2009.
Laporte, David. « Voyage au pays des « vrais hommes ». L’utopie transculturelle dans La saga des Béothuks de Bernard Assiniwi », dans Temps zéro, n° 7 [en ligne], http://tempszero.contemporain.info/document1074 (consultée le 6 juillet 2014).
Demorgon, Jacques. L’interculturation du monde, Paris, Anthropos, 2000.
Silko, Leslie Marmon. Ceremony, New York, Penguin, 1977.
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Laplantine, François. L’Ethnopsychiatrie, Paris, Que sais-je, 1988.
Fassin, Didier. « L’ethnospychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit », Genèses, n° 35, 1999, p. 146-171.
Courbin, Lauriane, Lucien Hounkpatin et Avner Perez. « Philosophie et ethnopsychiatrie : rencontre avec une pensée fabricatrice », Cliniques Méditerranéennes, n° 81, 2010, p. 239-258.





[1] Philippe Blanchet et Daniel Coste, Regards critiques sur la notion d’« interculturalité ». Pour une didactique de la pluralité linguistique et culturelle, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 7.
[2] Catégorie souvent essentialisante et séparatiste dans l’imaginaire et le réel social car définie en fonction de l’appartenance d’un individu à une aire géopolitique, à une nation ou à une communauté spécifique dans le cas par exemple des populations autochtones.
[3] Thomas D. Hall et James V. Fenelon. Indigenous Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization, Boulder: Paradigm Publishers, 2009, p. ix. Traduction mienne : « La théorie contemporaine ne devrait pas, et ne peut pas, continuer à refléter les interprétations des positions coloniales ou modernes qui ne prennent pas en compte l’existence pourtant immémoriale des populations autochtones et de leurs modes de vie. Le besoin d’inclure les savoirs des peuples autochtones dans le domaine de la théorie contemporaine indique l’avènement de théories qui offrent des moyens de compréhension et des explications à la portée plus large pour expliquer la diversité des sociétés humaines, de leurs histoires et de leurs cultures ».
[4] La transculturation est définie par David Laporte dans « Voyage au pays des “vrais hommes” : l’utopie transculturelle dans la saga des Béothuks de Bernard Assiniwi, comme « une certaine logique de l’échange structure les rapports interculturels, lesquels requièrent une reconnaissance bilatérale entre cultures confrontées et des rapports horizontaux basés sur l’intégration réciproque de l’Autre, » Temps zéro, nº 7 [en ligne], 2013. http://tempszero.contemporain.info/document1074
[5] Terme avancé et défini par Jacques Demorgon dans son livre L’interculturation du monde, Paris : Anthropos, 2000.
[6] Demorgon, p. 35.
[7] Demorgon, p. 39.
[8] Leslie Maron Silko, Ceremony, New York, Penguin, 1977, p. 14. Traduction mienne : « Pendant longtemps, il n’avait été que de la fumée blanche. Il ne l’avait pas réalisé jusqu’à sa sortie de l’hôpital car la fumée blanche n’était pas consciente d’elle-même. Elle s’évanouissait dans le monde blanc avec ses draps de lit et ses murs blancs ; elle était aspirée par les mots des médecins qui essayaient de parler à cette fumée invisible et éparpillée ».
[9] Silko, p. 11. Traduction mienne : « Il ne savait pas comment expliquer ce qui était arrivé… Ils n’auraient pas cru en sa description des méthodes guerrières des blancs — tuer malgré la grande distance sans savoir qui ou comment les gens mourraient. Tout ceci était trop étranger pour être compris, les mortiers et les armes gigantesques… Même les sorciers des temps anciens ne tuaient pas comme ça ».
[10] Silko, p. 112. Traduction mienne : « Il y a des choses qu’on ne peut plus guérir comme avant… pas depuis l’arrivée des blancs. Les autres, ceux qui sont passés par la cérémonie du scalpe, ils ne vont pas mieux non plus ».
[11] Les Amérindiens étatsuniens n’ont retrouvé le droit à leurs pratiques religieuses qu’en 1978 avec l’American Indian Religious Freedom Act.
[12] Silko, p. 246. Traduction mienne : « Les lignes entre cultures et mondes étaient marquées par des lignes larges et sombres, sur du sable fin et clair, convergeant au milieu de des peintures de sable des sorciers, leur cérémonie finale ».
[13] Silko, p. 246. Traduction mienne : « Il pleura de soulagement en voyant enfin la manière dont les choses et les histories s’imbriquaient — les histoires d’autrefois, les histories de guerre, leurs histoires — pour se fondre dans l’histoire qui se racontait ».
[14] Tobie Nathan, « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie », Genèses, n° 38, Persée, 2000, p. 139.
[15] François Laplantine, L’Ethnopsychiatrie, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? », 1988, p. 6.
[16] Didier Fassin, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit ». Genèses, n° 35, Persée, 1999, p. 149.
[17] Fassin, p. 150.
[18] Lauriane Courbin, Lucien Hounkpatin et Avner Perez, « Philosophie et ethnopsychiatrie : rencontre avec une pensée fabricatrice », Cliniques Méditerranéennes, n° 81, Cairn, 2010, p. 241.
[19] Traduction mienne : « Juste un Indien dont nous ne comprenons pas le comportement ».
[20] Concept qu’on retrouve dans les études culturelles, pour lequel l’interculturalité est un phénomène intrinsèque à notre fonctionnement personnel et à nos institutions (du familial à l’international), une forme d’intimité partagée entre des individus qui participent à une même communauté d'idées.
[21] « Si un homme continue à accepter toutes ces choses, elles s’accumulent et ça devient trop dur à supporter ».
[22] Kenneth J. Gergen, Construire la réalité. Un nouvel avenir pour la psychothérapie, Paris : éditions du Seuil, 2005. https://books.google.fr/books?id=CAzSCgAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=editions:SyPR_vXgTIcC&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwie1Oq4vovOAhVjC8AKHZMFA5UQ6AEIHDAA#v=onepage&q&f=false. Version numérique sans numéros de page.

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