Sophie Croisy, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, CHCSC
Récupération et transfert des savoirs culturels : le rôle de la littérature amérindienne et de l’ethnopsychiatrie
L’interculturalité,
notion souvent contextualisée « dans la prise de conscience des enjeux de
la pluralité linguistique et culturelle issue des phénomènes migratoires[1] »
est un processus aujourd’hui transversal à une multiplicité de champs
disciplinaires ainsi qu’à bon nombre d’activités professionnelles, de projets
culturels, sociaux, politiques tant dans les régions qu’au sein d’institutions
et organisations nationales et internationales. Dans un monde globalisé, ce
concept ainsi que les modalités de son existence concrète sont devenus des
enjeux de taille dans l’organisation de la pensée et des activités humaines.
Les réflexions menées sur les causes, caractéristiques et conséquences des
rencontres interculturelles, dans multiples contextes donc, ont permis de
développer cette problématique du partage, du transfert des savoirs d’un
individu à un autre, d’un pays à un autre, d’une communauté disciplinaire,
professionnelle ou culturelle à une autre.
C’est en parallèle au
déclin des empires coloniaux, au développement des mouvements pour les droits
civiques (civil rights movements) aux
États-Unis dans les années 1960 et des mouvements pour les droits humains (human rights movements) à travers le
monde vers la fin du XXe siècle, ainsi qu’au développement d’une
législation internationale en faveur des droits des minorités, que la
problématique de la hiérarchisation des cultures, de la domination de certains
savoirs et savoir-faire culturels au détriment d’autres, a été articulée
notamment par les théoriciens de la pensée issus des communautés ou sociétés
historiquement minorisées par la colonisation.
Toujours historiquement,
les relations entre « cultures[2] »
ont été animées par une multiplicité de passions et d’agissements, dont l’inéluctable
rapport de hiérarchisation, de domination qui fut et reste l’héritage de la colonisation.
La rencontre interculturelle implique en effet un processus antagoniste,
conséquence d’une définition des cultures ou aires culturelles basée sur la
différence et non le commun, définition encore largement en vogue aujourd’hui
dans les discours politiques nationaux. Ce processus antagoniste est insufflé
par un positionnement théorique encore largement répandu qui prend sa source
dans le phénomène de colonisation et les théories qui l’ont rendu possible,
notamment la philosophie des Lumières, et qui opposent les savoirs définis
comme non scientifiques aux savoirs dits scientifiques. Les premiers sont les
savoirs appartenant aux populations « minorisées »,
« ethniques », qui portent rarement l’appellation de savoirs mais
auxquels il est plus souvent fait référence en termes de folklores ou mythes.
Les seconds sont ces savoirs dits « occidentaux »,
« modernes » ou encore « mainstream » : ce sont les
savoirs qui « comptent » et dont leurs représentants les positionnent
souvent comme des perspectives universelles.
Comme l’écrit Duane
Champagne, professeur de sociologie à l’UCLA et célèbre activiste amérindien,
dans la préface du texte Indigenous
Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization,
Contemporary theory should not, and cannot, continue to reflect the interpretations of colonial or even modernization positions that abstract past the continued presence of indigenous peoples and their ways of life. The need to include indigenous peoples in contemporary theory is […] the beginning of theories that provide more complete understanding and explanatory range about the diversity of human societies and their histories and cultures[3].
Les théories
scientifiques dites modernes, issues d’une diversité de domaines allant de la
médecine à la philosophie en passant par la politique, n’ont pas encore
suffisamment cherché à prendre en compte les perspectives de vie des
populations souvent enfermées dans cette catégorie dite « ethnique ». De
plus, les théories de la « pensée moderne », pour la plupart occidentales
pour ne pas dire eurocentrées se sont longtemps positionnées comme théories
universelles de l’humain, de son fonctionnement et des relations interhumaines.
C’est cette tendance à l’universalisme
ou au globalisme des théories modernes occidentales profondément logo- et
ethnocentriques que les théoriciens de l’expérience autochtone remettent en
cause aujourd’hui à travers le développement des Native American Critical Theories. Cette nouvelle culture
philosophique incorpore des stratégies que l’essentiel des auteurs qui
participent à son évolution définissent comme médiationelles, stratégies qui
connectent différentes perspectives, différents points de vue, autochtones et
non autochtones, différentes réalités historiques, philosophiques et
politiques, dans un effort de transculturation[4] ou
d’interculturation[5],
phénomènes qui se caractérisent par une multitude de rencontres — osmoses,
greffes, crases, hybridations[6] —
à travers lesquelles « les cultures se produisent ensemble[7] »
malgré leurs différences et leurs antagonismes.
Les théoriciens qui participent à l’évolution de ce
domaine de réflexion tentent d’accomplir ce qu’ils appellent des actes de
traduction cross-culturelles en portant à l’attention de la culture dominante
des alter-discours qui cherchent à déstabiliser les oppositions binaires
(centre/marge, écrit/oral, théorie/pratique, économie/environnement, etc.)
encore omniprésentes dans nos manières de penser l’autre et notre
environnement. Pour ce faire, ces auteurs enracinent leur réflexion dans des
problèmes concrets liés aux besoins de leurs communautés et s’engagent
explicitement dans des analyses des réalités culturelles, sociales et
psychologiques des communautés autochtones et des sociétés qui les englobent.
La littérature amérindienne
contemporaine est représentative de ce processus et a largement contribué à
cette problématique du rapport entre savoirs culturels autochtones et savoirs
coloniaux ou globalisés en abordant à la fois la violence de ces rapports
historiquement basés sur une
relation antagoniste et les possibilités de dialogues entre ces savoirs qui
peuvent apprendre les uns des autres et soutenir ensemble les causes qui
requièrent la coopération des sociétés humaines (telle la lutte pour la
préservation de l’environnement) et ainsi promouvoir la médiation entre les
cultures.
Le texte Ceremony de Leslie Marmon Silko traite
de la hiérarchisation problématique des cultures et des savoirs, de la sortie
de l’histoire de certains savoirs culturels, conséquence de la colonisation, et
des effets de l’acculturation sur l’état mental, la psychologie d’un individu
né dans une communauté qui s’évapore progressivement dans le brouillard blanc,
la fumée blanche des institutions et pratiques coloniales américaines dont il
fait l’expérience à son retour de la guerre :
For a long Time he had been white smoke. He did not realize that until he left the hospital, because white smoke had no consciousness of itself. It faded into the white world of their bed sheets and walls; it was sucked away by the words of doctors who tried to talk to the invisible scattered smoke[8].
Ce texte servira ici de
base à la mise en exergue du phénomène de hiérarchisation des savoirs, des
cultures, des individus dans l’histoire, et offrira le contexte introductif à
la présentation d’une théorie transculturelle de l’identité qui a été, tout au
long du XXe siècle, le fer-de-lance du processus de médiation entre
les savoirs grâce à la formulation de nouvelles perspectives et pratiques
transculturelles dans le traitement psychique des individus.
Cette théorie est l’ethnopsychiatrie
et nous en étudierons les caractéristiques en prenant comme support d’analyse
le dernier film d’Arnaud Desplechin, Jimmy
P : psychopathologie d’un Indien des plaines, film qui s’inspire
du livre de Georges Devereux, Psychothérapie
d’un indien des plaines : réalité et rêve, publié en anglais en 1951
sous le titre Reality and Dream et
traduit en français en 1982. Ce texte regroupe trente entretiens
psychothérapeutiques entre le célèbre ethno-thérapeute Georges Devereux et l’un
de ses patients, un « Indien des plaines » nommé James Picard, traumatisé
par son implication dans la
deuxième Guerre mondiale et dont le processus de soin engagé par Georges Devereux
se fonda sur la mise en place de méthodes thérapeutiques foncièrement
transculturelles.
Dans Ceremony de Leslie Marmon Silko, Tayo, un Indien Laguna du Nouveau
Mexique, revient dans sa communauté après avoir combattu les troupes japonaises
aux Philippines pendant la deuxième Guerre mondiale. Une des étapes de ce
retour est le passage par l’institution médicale américaine qui s’avère
incapable de comprendre le traumatisme de Tayo, un traumatisme dont le lecteur
assume qu’il est la conséquence de l’implication de Tayo dans la guerre et de
la perte de son cousin, qui avait la qualité d’un frère, au combat. Le
traumatisme de Tayo est en fait plus profond et prend ses racines dans l’histoire
de sa communauté et les violences psychoculturelles que cette histoire renferme
— la « guerre blanche » étant un des
éléments d’une toile traumatique complexe dans laquelle Tayo se débat pour
survivre.
Le passage par l’univers
médical dit moderne au retour de la guerre agit comme un catalyseur, un
révélateur de l’étendue du drame de Tayo. La blancheur de l’environnement
médical dans lequel évolue Tayo renforce le sentiment d’enfermement dans un
univers culturel homogénéisant qui participe à la désintégration, déjà bien
entamée, de l’identité du personnage principal, une désintégration renforcée
par la permanence des odeurs de produits aseptiques qui recouvrent puis éliminent
les indices historico-culturels pouvant expliquer
la meurtrissure de l’esprit du vétéran. Au sein de la structure hospitalière,
Tayo devient presque invisible et parle de lui à la troisième personne. Il est
désincarné, désintégré par la guerre blanche et l’institution médicale qui
portent et symbolisent dans le texte un système de valeurs qui réduit l’autre
et sa différence à néant. De retour dans sa famille, Tayo est incapable de dire
son expérience de la guerre face à une communauté qui ne possède pas les outils
de compréhension nécessaires pour assimiler les méthodes guerrières
américaines :
He did not know how to explain what had happened… [his relatives] would not have believed white warfare—killing across great distances without knowing who or how many had died. It was too alien to comprehend, the mortars and big guns...Not even old time witches killed like that[9].
L’évidente déconnexion
identitaire de Tayo et le fait que son mal dépasse le contexte de son
implication dans la guerre entraîne l’obsolescence de la cérémonie de guérison
(the Scalp ceremony) organisée pour lui à son retour, une cérémonie de purification du corps et de l’esprit,
reprise par de nombreuses tribus amérindiennes, à laquelle les combattants
navajo devaient traditionnellement se soumettre après avoir commis des actes de
violence guerrière, et ce afin de pouvoir participer à nouveau à la vie de la
communauté. Old man Ku’oosh, un docteur Navajo qui se positionne à la rencontre
des cultures Navajo et américaine et qui tente d’aider Tayo à comprendre son
mal, est conscient des limites de cette cérémonie lorsqu’il dit,
There are some things we can’t cure like we used to’, … ‘not since the white people came. The other who had the Scalp ceremony, some of them are not better either[10].
Silko définit le
traumatisme de Tayo non pas comme une réponse au choc de la violence de la
« guerre blanche », mais plus largement comme la conséquence du
phénomène d’acculturation (dont l’implication dans cette guerre de l’autre est
un élément) vécu par les communautés amérindiennes depuis la colonisation des
Amériques, de la phagocytose culturelle d’une communauté détachée de l’histoire
par la culture dominante qui construit son histoire et perturbe le
fonctionnement des pratiques culturelles communautaires psychologiquement
ré-équilibrantes en ébranlant les fondements spirituels et philosophiques de
ces communautés et en imposant de nouvelles références culturelles qui relèguent
les savoirs autochtones aux domaines de l’interdit, de l’oubli, de l’invisible.
Silko met donc en évidence les conséquences désastreuses de la perte de repères
culturels pour un individu qui se retrouve happé par un système de valeurs qui
réglemente son existence à coups d’interdictions[11], de
restrictions et de pratiques racistes--système de valeurs dont l’exercice finit
par annihiler la réalité historique et psychique, et donc l’existence même, d’un
groupe culturel dévalorisé.
Cette absence de
positionnement culturel et historique pour Tayo et les membres de sa communauté
qui ont participé à la guerre est, dans le texte de Silko, une cause évidente
de souffrance psychique. Le texte de Silko décrit alors tout le travail de
ré-historisation de soi, de récupération des repères culturels perdus par Tayo,
repères nécessaires à la compréhension de son trouble psychologique et du mal
être de sa communauté. C’est grâce entre autres à l’intervention de Thought Woman, élément spirituel qui se
retrouve incarné dans une série de personnages qui croiseront la route de Tayo,
que ce dernier pourra retisser la toile de son histoire, à la fois
communautaire et familiale, et ainsi prendre la mesure de la complexité des
causes de son mal être :
The lines of cultures and worlds were dawn in flat dark lines on fine light sand, converging in the middle of witchery’s final ceremonial sand painting[12].
Si le travail des
sorciers navajo venus de loin il y a fort longtemps pour jeter un sort à l’humanité
est présentée dans le texte comme la cause de la guerre entre les peuples, de
la segmentation de l’humanité en cultures ennemies, de la violence des
colonisateurs et donc des maux présents de Tayo et de sa communauté, Tayo
comprend que cette histoire fait partie d’un réseau d’histoires qui doivent
être connectées les unes aux autres, influencées les unes par les autres,
réconciliées même, pour que ceux et celles qui les racontent le soient aussi :
He cried the relief at finally seeing the pattern, the way of all stories fit together—the old stories, the war stories, their stories—to become the story that was still being told[13].
Silko, en reformant les
liens entre Tayo et les personnages qui portent les savoirs culturels et
spirituels de sa communauté (dont l’histoire des sorciers), met clairement en
relief la relation forte entre récupération, revalorisation des savoirs
culturels dans un contexte socio-culturel aliénant et reconstruction de la
subjectivité d’un individu et d’une communauté. La fin du texte, cependant,
semble insister sur la nécessité des rapports interculturels, du partage des
savoirs entre communautés pour une évolution de ces savoirs et des individus
qui les portent. La protection des savoirs communautaires et le transfert de
ces savoirs d’une culture à une autre sont donc deux aspects essentiels du
processus de guérison entamé par Tayo à la fin du texte.
Ce processus de
recontextualisation culturelle de soi et de connexion avec la culture de l’autre
comme thérapie psychiatrique est l’un des concepts fondateurs de l’ethnopsychiatrie
et de ses avatars (on trouvera le terme transcultural
psychiatry aux États-Unis, par exemple). Cette praxis expérimentale qui
reconnaît les composants culturels de la souffrance psychique est apparue comme
une rupture épistémologique, une réaction de questionnement du bien-fondé de la
psychiatrie traditionnelle qui elle s’inscrit, selon Tobie Nathan, dans
« le procès général de mondialisation en proposant des produits
estampillés au label “certifié rationnel”, “certifié universel”[14] ».
La psychiatrie
traditionnelle ne prend pas en compte les composants culturels dans l’analyse
et le traitement des psychopathologies et s’en tient à des postulats
universalistes, des savoirs disciplinaires aux contenus et contours définis par
les acteurs du domaine dont les méthodes d’analyse et les pratiques
rationnelles justifient le positionnement de la psychiatrie comme théorie de
référence essentielle dans le traitement des pathologies psychiques.
En opposition à cette démarche, l’ethnopsychiatrie se
définit comme une psychiatrie transculturelle ou culturellement éclairée qui
cherche à construire un dialogue diplomatique entre les méthodes thérapeutiques
proposées par la psychiatrie — qui sont elles aussi le produit d’une culture et
ne peuvent en aucun cas se positionner comme théories universelles du mal
mental — et les racines, référents, objets et thérapies culturels spécifiques
qui ont construit l’univers intérieur du patient. L’ethnopsychiatrie s’efforce
donc de « comprendre la dimension culturelle des troubles mentaux et la
dimension psychiatrique des cultures[15] ».
Cette pratique
thérapeutique culturellement hybride a pour prémisse une conception égalitaire
des savoirs en présence et participe donc à la « démystification des
savoirs[16] »
et des « pouvoirs, ceux par lesquels un discours s’impose à un ensemble d’agents
et impose un ordre social[17] ».
Ce positionnement implique la redéfinition de la relation patient-thérapeute ou
traditionnellement le thérapeute est celui qui sait, qui interprète, qui
éclaire sur le mal et ses origines. Au contraire, dans un contexte
ethnopsychiatrique, le patient devient un être récalcitrant qui peut remettre
en cause le discours thérapeutique tel un contre-pouvoir en en questionnant sa
valeur, sa portée en contexte ; le patient et le thérapeute sont
partenaires dans le processus thérapeutique en y contribuant les savoirs et
pratiques propres à leur sphère de connaissance — savoirs qui s’opposent, se
rejettent, dialoguent, et parfois se combinent telle une « pensée
fabricatrice[18] »,
ceci dans le but de construire collectivement un chemin, aussi chaotique
soit-il, vers le mieux vivre pour le patient mais aussi de perturber, de
remettre en question, de faire évoluer le positionnement de tous les acteurs du
processus thérapeutique (donc du
psychothérapeute et des théories et pratiques sur lesquels il ou elle s’appuie)
dont les connaissances s’intègrent mutuellement, se désarticulent et se
réarticulent autrement sous l’influence de l’autre.
Dans le film d’Arnaud
Despleschin, Jimmy P :
psychopathologie d’un Indien des Plaines, le spectateur assiste à une
représentation filmique des processus ethnopsychiatriques mis en place par
George Devereux (joué ici par Mathieu Amalric), l’un des fondateurs de cette
méthode thérapeutique transculturelle. James Picard, un Indien blackfoot et
vétéran de la deuxième Guerre mondiale dont le traumatisme est comparable à
celui de Tayo dans Ceremony, est
victime de troubles psychiques récurrents : points de lumière devant les
yeux, maux de tête débilitants, sueurs nocturnes, problèmes d’audition, etc.
Les tests physiques et psychologiques traditionnels auxquels se soumet James
Picard à l’hôpital psychiatrique où il vient chercher de l’aide, un hôpital
spécialisé dans les « brain traumas », ne peuvent apporter d’explication
à son mal être. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les tests
psychologiques qui lui sont imposés pour tenter de déterminer le type de
maladie mental dont il est affligé n’induisent aucune réponse chez James Picard qui
exprime, face aux demandes des médecins et à leurs méthodes, son
incompréhension du système médical. Ce système cherche à identifier l’état
psychologique de James en imposant ses propres grilles de lecture des processus
à l’œuvre dans le psychisme du patient. Le film montre également, à travers les
interactions de James Picard avec la société et ses acteurs lorsqu’il obtient
la permission de sortir de l’hôpital et dans sa relation aux divers
travailleurs médicaux (infirmiers, gardiens, médecins), le racisme
institutionnalisé qui a fait de lui un individu enfermé dans des stéréotypes
(les infirmiers s’adressent à lui en utilisant le terme « chef »),
privé de libertés (les docteurs le placent dans l’aile sécurisée de l’hôpital
après qu’il soit rentré une fois en état d’ébriété d’une sortie en ville) et
infantilisé : les médecins qui le traitent l’appellent soit
« Jimmy » et non « James », soit « son » en anglais, terme que l’on
pourrait traduire par « mon p’tit » en français. Les acteurs de ce système
qui officialise l’incohérence de James Picard concluent, à la suite des tests
qu’il passe et qui ne peuvent expliquer l’état de souffrance dans lequel se
trouve le patient, que James Picard est en fait « just an Indian whose behavior
we don’t understand »[19].
Cette conclusion est
symptomatique de l’enfermement de Jimmy dans cette catégorie culturelle
homogène définie par la société américaine, celle de « l’Indien », «
the Indian », une catégorie construite sur l’ignorance de la diversité et
de la complexité de groupes socio-culturels amérindiens qui se voient réduits à
un tout uniforme et sans grande substance puisque déterminé par un comportement
vide de sens. Cette conclusion, caractéristique du déni de culture vécu par les
communautés amérindiennes aux États-Unis jusque dans les années 1960, marque
cependant le début d’une remise en question, d’une réflexion sur les limites de
la psychiatrie comme théorie universelle de la pathologie psychique et sur la
relation d’interaction entre le psychique et le culturel, ou plus
spécifiquement entre les théories psychiatriques générales et les savoirs
culturels spécifiques.
Cette reconnaissance de l’échec
à traiter le patient par la communauté médicale et l’intervention de Georges
Devereux dans le traitement du patient marquent le début d’une nouvelle phase d’évaluation
de l’état psychique de James Picard qui se caractérise par la création d’un
espace de dialogue entre Devereux et Picard, un espace d’intérité[20]
ou d’interpénétration entre théories psychiatriques et savoirs culturels
spécifiques à une communauté, à un collectif identitaire. Devereux cherchera à
mettre en place un rapport égalitaire avec Picard basé sur le dialogue
interculturel, c’est-à-dire l’injection des savoirs de l’un et de l’autre dans
le processus thérapeutique qui permettra la création d’un espace mental commun
de questionnement et d’interprétation à la fois des rêves de Picard (le rêve
représentant un lien interculturel entre les deux hommes puisque leurs deux
domaines de connaissances valorisent leur interprétation) et de ses choix
passés et présents dans le but de re-contextualiser, ré-historiciser la
souffrance de Picard et de lui redonner sa dimension relationnelle. Picard peut
alors prendre conscience des multiples rapports de pouvoir — à la fois
familiaux, culturels et interculturels — qui ont construit son mal être
psychique par accumulation, une accumulation reconnue par Picard lui-même
lorsqu’il dit à Devereux : « If a man keeps on taking these things
they pile up and it gets to be too much[21] ».
Cet espace d’échange
non-hiérarchique entre Picard et Devereux qui met en avant certaines
différences philosophiques, des incompatibilités spirituelles, des
incompréhensions mais aussi des moments de communion et de complicité entre les
deux hommes, permet à Picard de progressivement s’approprier le processus
thérapeutique en en devenant l’agent, celui qui le construit en décidant de sa
direction, en interprétant ses rêves, ses comportements sociaux, en apportant
ses propres réponses aux questions qu’il se pose, en étant celui qui
« figure it out » et en proposant des changements à son comportement
vis-à-vis de l’autorité qui l’infantilise, etc.
Bien sûr, Arnaud
Desplechin offre au spectateur une représentation filmique de l’ethnopsychiatrie
qui ne fait ici qu’esquisser les caractéristiques transculturelles et atouts
diplomatiques de cette thérapie et n’aborde pas les difficultés de sa mise en
place et les limites de son succès. Cependant, ce film s’inscrit parfaitement
dans un contexte géopolitique contemporain globalement conflictuel entre
communautés culturelles, conflits qui prennent leurs racines dans la relation
de domination d’une communauté sur une autre, d’un système de valeur sur un
autre. La représentation de l’ethnopsychiatrie offerte ici revendique des
approches thérapeutiques basées sur le débat contradictoire entre domaines de
connaissances, sans hiérarchisation des personnes ou des savoirs, et cherche
donc à développer une théorie de l’identité en contexte qui lie des systèmes de
pensée différents.
Je conclurai sur l’idée
que ce processus de rapprochement et de fusion des savoirs est essentiel
aujourd’hui et que les textes et méthodes qui cherchent à développer quelque
forme d’inter-connaissance culturelle que ce soit, particulièrement dans le
domaine de la psychologie/psychiatrie, sont cruciaux pour le développement du
potentiel de rapprochement entre communautés culturelles en conflit autour de
problématiques contemporaines dans les domaines sociaux, économiques,
environnementales, etc. Ce processus valorise la nécessité de repenser, de
mettre en question les théories, valeurs, pratiques sur lesquelles les
communautés dites majoritaires se basent pour construire et produire le monde.
Le bénéfice d’un tel travail d’imbrication, de circulation des idées et des
pratiques permet la mise en place d’espaces de collaboration entre champs de
connaissance ainsi que la remise en question des systèmes de pensée et des
pratiques monolithiques et hégémoniques que la mondialisation et ses acteurs
nationaux et internationaux répandent et font perdurer. La création de ces
espaces semble une étape essentielle à l’élaboration de stratégies
méthodologiques et organisationnelles nouvelles pour aborder les multiples
enjeux du monde contemporain, tel l’enjeu du vivre ensemble interculturel et de
la lutte citoyenne contre les effets néfastes de la globalisation. Pour
construire une histoire positive commune aux communautés culturelles d’un même
pays ou d’une même région du monde, sans doute faut-il commencer par comprendre
les traumatismes qui ont marqué ces communautés ainsi que le rôle qu’a joué
telle communauté dans le traumatisme de telle autre. Mais si les histoires
nationales, études sociologiques, philosophies modernes et œuvres de fiction
ont participé à ce travail de médiation interculturelle, le travail de prise de
conscience de l’identité de l’autre culturel et des limites de son altérité
doit aussi se faire à l’échelle de l’individu.
Comme l’écrit Kenneth J. Gergen[22],
l’un des rôles du travail du psychothérapeute moderne est de développer un
effet de la psychothérapie que Gergen a nommé la « confluence
créative » et qui se construit avec le patient grâce à l’élargissement à
la fois des pratiques méthodologiques et du champ d’impact thérapeutique. Il s’agit
ici d’étendre les limites de la thérapie, c’est-à-dire de prendre « en
considération l’apport de voix multiples » qui permettent d’expliquer la
« signification de son monde au client », une nouvelle vision de la
thérapie qui a notamment permis le rapprochement du spirituel et du
thérapeutique, longtemps séparés car définis en opposition. Le deuxième aspect
de cette confluence créative est la « disparation progressive de la
distinction entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur
de la thérapie », c’est-à-dire que le thérapeute créera « des
pratiques combinées empruntant des éléments à des traditions disparates et à des
circonstances extérieures » basées sur « les discours prometteurs qui
circulent dans la culture » et qui conduiront au « mélange créatif
entre pratiques traditionnelles et mentalités » afin notamment de mettre
en avant « l’importance du texte historique et culturel dans nos luttes
avec l’identité personnelle ». Une mise en contexte au sens large de l’individu,
comme le fait l’ethnopsychiatrie, semble en effet être un élément essentiel au
mieux-être et au mieux comprendre l’autre et le monde. Le thérapeute du futur
sera donc amené à porter son attention sur tout ce qui construit un individu,
et donc à « des problèmes comme l’environnement, les sensibilités
esthétiques, les conflits religieux, les nouveaux médias » et de « la
globalisation » dans tous ses aspects, notamment celui de la conscience de
l’existence globalisée de l’être humain. Cette conscience individuelle est une
étape essentielle, bien loin d’être acquise aujourd’hui, au rapprochement interculturel et à la lutte
citoyenne contre tous les défis globaux contemporains telles les luttes pour la
préservation de l’environnement, contre l’omnipotence du libéralisme
économique, les discriminations, les communautarismes fascisants et les
mouvements identitaires obscurantistes, conséquences de politiques économiques
et sociales, nationales et globales, profondément anti-citoyennes.
Bibliographie
Blanchet, Philippe et Daniel Coste. Regards critiques sur la notion d’ « interculutralité ».
Pour une didactique de la pluralité linguistique et culturelle, Paris, L’Harmattan,
2010.
Desplechin, Arnaud. Jimmy P. : psychothérapie d’un indien des plaines, Why Not Productions,
2010, 1h58.
Hall, Thomas D. et James V. Fenelon. Indigenous Peoples and
Globalization: Resistance and Revitalization, Boulder, Paradigm Publishers, 2009.
Laporte, David.
« Voyage au pays des « vrais hommes ». L’utopie transculturelle
dans La saga des Béothuks de Bernard Assiniwi », dans Temps zéro, n° 7 [en ligne], http://tempszero.contemporain.info/document1074
(consultée le 6 juillet 2014).
Demorgon, Jacques. L’interculturation du monde, Paris, Anthropos, 2000.
Silko, Leslie Marmon. Ceremony, New York, Penguin, 1977.
Nathan, Tobie. « Psychothérapie et politique.
Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie »,
Genèses, n° 38, 2000, p. 136-159.
Laplantine, François. L’Ethnopsychiatrie, Paris, Que sais-je, 1988.
Fassin, Didier. « L’ethnospychiatrie et ses
réseaux. L’influence qui grandit », Genèses,
n° 35, 1999, p. 146-171.
Courbin, Lauriane, Lucien Hounkpatin et Avner
Perez. « Philosophie et ethnopsychiatrie : rencontre avec une pensée
fabricatrice », Cliniques
Méditerranéennes, n° 81, 2010, p. 239-258.
[1] Philippe Blanchet et Daniel Coste, Regards critiques sur la notion d’« interculturalité ».
Pour une didactique de la pluralité linguistique et culturelle,
Paris : L’Harmattan, 2010, p. 7.
[2] Catégorie souvent essentialisante et
séparatiste dans l’imaginaire et le réel social car définie en fonction de l’appartenance
d’un individu à une aire géopolitique, à une nation ou à une communauté
spécifique dans le cas par exemple des populations autochtones.
[3] Thomas D. Hall et James V. Fenelon. Indigenous
Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization, Boulder: Paradigm
Publishers, 2009, p. ix. Traduction mienne : « La théorie
contemporaine ne devrait pas, et ne peut pas, continuer à refléter les
interprétations des positions coloniales ou modernes qui ne prennent pas en
compte l’existence pourtant immémoriale des populations autochtones et de leurs
modes de vie. Le besoin d’inclure les savoirs des peuples autochtones dans le
domaine de la théorie contemporaine indique l’avènement de théories qui offrent
des moyens de compréhension et des explications à la portée plus large pour
expliquer la diversité des sociétés humaines, de leurs histoires et de leurs
cultures ».
[4] La transculturation est définie par David
Laporte dans « Voyage au pays des “vrais hommes” : l’utopie
transculturelle dans la saga des Béothuks de Bernard Assiniwi, comme « une
certaine logique de l’échange structure les rapports interculturels, lesquels
requièrent une reconnaissance bilatérale entre cultures confrontées et des
rapports horizontaux basés sur l’intégration réciproque de l’Autre, » Temps zéro, nº 7 [en ligne], 2013. http://tempszero.contemporain.info/document1074
[5] Terme avancé et défini par Jacques Demorgon
dans son livre L’interculturation du
monde, Paris : Anthropos, 2000.
[6] Demorgon, p. 35.
[7] Demorgon, p. 39.
[8] Leslie Maron Silko, Ceremony,
New York, Penguin, 1977, p. 14. Traduction mienne : « Pendant
longtemps, il n’avait été que de la fumée blanche. Il ne l’avait pas réalisé
jusqu’à sa sortie de l’hôpital car la fumée blanche n’était pas consciente d’elle-même.
Elle s’évanouissait dans le monde blanc avec ses draps de lit et ses murs
blancs ; elle était aspirée par les mots des médecins qui essayaient de
parler à cette fumée invisible et éparpillée ».
[9] Silko, p. 11. Traduction mienne :
« Il ne savait pas comment expliquer ce qui était arrivé… Ils n’auraient
pas cru en sa description des méthodes guerrières des blancs — tuer malgré la
grande distance sans savoir qui ou comment les gens mourraient. Tout ceci était
trop étranger pour être compris, les mortiers et les armes gigantesques… Même
les sorciers des temps anciens ne tuaient pas comme ça ».
[10] Silko, p. 112. Traduction mienne :
« Il y a des choses qu’on ne peut plus guérir comme avant… pas depuis l’arrivée
des blancs. Les autres, ceux qui sont passés par la cérémonie du scalpe, ils ne
vont pas mieux non plus ».
[11] Les Amérindiens étatsuniens n’ont retrouvé le
droit à leurs pratiques religieuses qu’en 1978 avec l’American Indian Religious
Freedom Act.
[12] Silko, p. 246. Traduction mienne :
« Les lignes entre cultures et mondes étaient marquées par des lignes
larges et sombres, sur du sable fin et clair, convergeant au milieu de des
peintures de sable des sorciers, leur cérémonie finale ».
[13] Silko, p. 246. Traduction mienne :
« Il pleura de soulagement en voyant enfin la manière dont les choses et
les histories s’imbriquaient — les histoires d’autrefois, les histories de
guerre, leurs histoires — pour se fondre dans l’histoire qui se racontait ».
[14] Tobie Nathan, « Psychothérapie et
politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie »,
Genèses, n° 38, Persée, 2000, p.
139.
[15] François Laplantine, L’Ethnopsychiatrie, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? »,
1988, p. 6.
[16] Didier Fassin, « L’ethnopsychiatrie et
ses réseaux. L’influence qui grandit ». Genèses, n° 35, Persée, 1999, p. 149.
[17] Fassin, p. 150.
[18] Lauriane Courbin, Lucien Hounkpatin et Avner
Perez, « Philosophie et ethnopsychiatrie : rencontre avec une pensée
fabricatrice », Cliniques
Méditerranéennes, n° 81, Cairn, 2010, p. 241.
[19] Traduction mienne : « Juste un Indien
dont nous ne comprenons pas le comportement ».
[20]
Concept qu’on retrouve dans les études culturelles, pour lequel
l’interculturalité est un phénomène intrinsèque à notre fonctionnement
personnel et à nos institutions (du familial à l’international), une forme
d’intimité partagée entre des individus qui participent à une même communauté
d'idées.
[21] « Si un homme continue à accepter toutes
ces choses, elles s’accumulent et ça devient trop dur à supporter ».
[22]
Kenneth J. Gergen, Construire la réalité.
Un nouvel avenir pour la psychothérapie, Paris : éditions du Seuil,
2005. https://books.google.fr/books?id=CAzSCgAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=editions:SyPR_vXgTIcC&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwie1Oq4vovOAhVjC8AKHZMFA5UQ6AEIHDAA#v=onepage&q&f=false.
Version numérique sans numéros de page.
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